The beat behind the brands

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J-RAP : AU JAPON, LE RAP VEUT CONQUÉRIR LE MONDE

par Thémis Belkhadra

Longtemps réservé au public local, le rap japonais attire de nouveaux curieux depuis le succès mondial de la k-pop. Moins soumis aux règles de l’industrie que son homologue coréenne, le j-rap – aujourd’hui dominé par une rappeuse nommée Awich – peut-il conquérir la planète à son tour ?

Entre les années 80 et 90, le virus du hip-hop s’est répandu dans les rues du monde entier, notamment au Japon où squattaient encore de nombreux soldats américains. Dans un pays marqué par une infinie richesse culturelle, des inégalités sociales post-WW2 et la présence indésirable de bases militaires étasuniennes, les jeunes s’identifient aux luttes de la communauté afro-américaine et au discours anti-establishment de Tupac et de N.W.A.

Entre rébellion et mirage de l’american dream, toute une culture s’importe favorisant l’expression des milieux populaires au-travers de l’écriture, du chant, du graffiti, du street wear, de la danse… et les premières formations apparaissent à Tokyo dès la fin des années 80 avec le Krush Posse et King Giddra.

Krush: DJ yakuza

À l’image du hip-hop US dont l’histoire croise celle des Bloods ou des Crisps, au Japon, c’est un apprenti yakuza qui fait figure de pionnier : DJ Krush. Né en 1962, ce génie du beatmaking a découvert la culture hip-hop au cinéma avec le film Wild Style – un électrochoc qui le pousse à cesser toute activité illégale pour se consacrer au développement de ce mouvement à domicile. Auteur de onze albums et respecté dans le monde entier, DJ Krush est l’un de ceux à qui le rap japonais doit sa singularité. Inspiré par le sampling, le trip-hop et le travail de Ryuichi Sakamoto avec qui il collabore plusieurs fois, il reste toujours très actif et oubliait un nouvel album le mois dernier.

Le fantasme Shibuya

À l’étranger, le succès d’A Bathing APE et du streetwear japonais démocratise l’esthétique des rues de Tokyo dans la pop-culture mondiale. Très présente dans l’esprit des jeunes qui ont grandi pendant l’âge d’or des mangas, la culture japonaise suscite la fascination des rappeurs qui font des quartiers de Shibuya et de Harajuku des pèlerinages essentiels de la culture hip-hop. Cette popularité grandissante amorce une scission entre une scène fidèle à sa source underground, et celle que l’on appellera plus tard le j-rap.

K-pop vs J-rap

Ces dix dernières années, la Corée du Sud a précipité toute l’industrie musicale asiatique dans un nouvel âge en exportant ses “Idols” dans le monde entier. Véritable phénomène générationnel, la k-pop impacté la scène japonaise en attirant un nouveau public, et en forçant les exécutifs de majors à reconsidérer leur mépris pour le rap – ingrédient essentiel de la formule développée par leurs concurrents coréens. Il n’en fallait pas moins pour que les gatekeepers se décident enfin à aligner la monnaie et à donner à la scène les moyens de se développer.

Awich 

Longtemps resté un monde d’hommes, le rap japonais est aujourd’hui dominé par une femme de 37 ans : Awich. Après avoir perdu son mari dans une fusillade et élevé seule sa fille, cette rappeuse originaire d’Okinawa incarne dans le mainstream japonais une féminité puissante qui défie la tradition patriarcale et célèbre les contre-cultures du Japon. Dévouée à la jeunesse de son pays, elle multiplie les collaborations emblématiques comme sur le titre Bad Bitch Bigaku qu’elle partage avec cinq autres rappeuses japonaises.

88 rising

En parallèle d’une scène de plus en plus glamour et encadrée par les majors, de nombreux artistes japonais défendent une approche singulière de la musique qui survole les tendances sans jamais chercher à s’y conformer. Le J-rap rencontre alors la J-pop, importe les textures distordues et l’autotune exacerbé de l’hyperpop et s’aventure sur des entiers qui lui sont propres. Décrit par son fondateur Sean Miyashiro comme le “Disney de la musique asiatique”, 88rising favorise l’exportation d’une scène visionnaire à l’image de cette liberté créative. Développant la scène émergente asiatique depuis les États-Unis, le collectif proche de Keith Ape et Yaeji produit aujourd’hui un girls-band japonais pas comme les autres : Atarashii Gakko!


Atarashii Gakko!

Détournant avec humour le culte de l’idol et du girl-band, les filles d’Atarashii Gakko incarnent l’un des projets les plus en vogue de la scène actuelle. Leur motto : “À une époque qui ne valorise que les citoyens exemplaires, notre but est de défier l’étroitesse d’esprit en embrassant l’individualité et la liberté”. Frisant avec la parodie sur une bande-son électro irrésistible, celles qui disent s’être rencontrées dans l’allée d’un supermarché détournent les tropes typiques du Japon pour interroger l’ère consumériste et l’absurdité du conformisme.

Alors que les frontières de la pop globale continuent de s’effacer, le Japon passe à l’offensive. Longtemps squattée par les rappeurs du monde entier – du Wu Tang à Nicki en passant par Orelsan et le dernier clip de Ski Mask – la culture japonaise est à présent entre les mains de sa scène rap et de son underground florissant. Pendant que la k-pop montre ses premiers signes de faiblesse, la scène japonaise se démarque de sa voisine en embrassant la singularité de son héritage culturel et en ne gardant que le meilleur de ce qui peut se faire aujourd’hui en musique.

Mariam Ouardi