STREAMING ET BEDROOM PRODUCERS : LE BIG BANG DE L’INDUSTRIE MUSICALE
Il y a une quinzaine d’années, la musique semblait encore être un monde inaccessible, dont les portes ne s’ouvraient qu’au terme d’un long cursus académique ou après avoir fait la bonne rencontre. Aujourd’hui, les choses ont changé : le partage des connaissances, la démocratisation des DAWs, l’auto-distribution simplifiée et l’évolution des esthétiques musicales ont ouvert en grand les portes de l’industrie, permettant l’émergence d’une génération de bedroom producers qui ont mis en déroute le circuit traditionnel et l’hégémonie des majors MAINSTREAM.
Depuis la fin des années 2000, ces artistes comme Billie Eilish, Flume ou encore Richie Hawtin exercent une concurrence de plus en plus sérieuse à l’origine de profondes transformations au sein de l’industrie musicale, tant sur le plan artistique que commercial. Une révolution à laquelle les labels doivent à présent s’adapter…
MAO et YouTube Academy
Exit les studios hors de prix et leurs machines gigantesques : aujourd’hui, il suffirait presque d’une connexion internet pour pouvoir se lancer dans la musique. Un logiciel de MAO (FL Studio, Pro Tools ou Live selon les goûts), quelques émulateurs de synthés et de boîtes à effets, une banque de samples confectionnée avec soin… Les jeunes l’ont compris : un studio fonctionnel peut tenir dans le disque dur d’un ordinateur posé dans le confort intime et réconfortant de sa propre chambre.
Élevée aux ordis, la nouvelle génération s’est en partie familiarisée avec la musique au-travers de l’informatique. Fini le milieu musical réservé aux enfants du conservatoire, des profs particuliers ou du népotisme : bienvenue dans le monde merveilleux de l’académie YouTube. Grâce à internet le savoir musical s’est considérablement démocratisé, permettant à quiconque prêt à y consacrer plusieurs heures par semaine d’atteindre un niveau décent en quelques mois sans le moindre investissement.
Streaming et autodistribution
Autre révolution : celle du streaming et de l’auto-distribution en deux clics. Pour un artiste qui se lance comme pour celui en développement, presser des vinyles ou même graver des CDs représentait à l’époque une dépense majeure : pour être écouté, il fallait avoir beaucoup d’argent – et donc, la plupart du temps, avoir signé ce fameux contrat en maison d’édition. En libérant les artistes du format physique, le streaming les a aussi libérés de l’investissement des majors. Aujourd’hui, de nombreux services se spécialisent dans la distribution permettant à chacun de diffuser sa musique comme bon lui semble : Distrokid, Tunecore, LANDR…
Mais qui dit streaming dit aussi rémunération injuste : les artistes le dénoncent depuis des années. D’autres services, Bandcamp par exemple, offrent donc une alternative en leur permettant de continuer à miser sur le format physique et la vente de merch. Plus récemment, l’association de James Blake au projet Vault a ouvert de nouvelles discussions sur la rémunération des artistes : en proposant un système de crowdfunding en échange d’accès exclusifs, l’application veut “permettre aux artistes d’être aussi authentiques que possible, tout en continuant à gagner leur vie”.
La mort du mainstream
À l’instar de la MPC et de la TR-808 qui ont fait naître le hip-hop, ces nouveaux modes de production, de distribution et de consommation ont aussi permis de nouvelles expérimentations. Dès 2010, le label PC Music s’engouffre dans la faille en exacerbant l’esthétique pop Y2K et en la distordant à la sauce dancefloor post-punk pour conceptualiser l’hyperpop. En parallèle, des milliers d’artistes émergent partout sur la planète, refusant catégoriquement le conformisme pour célébrer l’imaginaire et la collision des sonorités.
Triomphe de l’individualité sur les formules prémachées de l’industrie : aujourd’hui, il est de plus en plus difficile de coller des étiquettes aux artistes pour les ranger bien à leur place dans le bac à vinyles. Chacun défendant sa propre palette d’influences créée alors au gré de ses envies, sans s’imposer de règles pour identifier à tout prix sa musique.
Dans ce contexte d’expansion sans précédent du cosmos musical, le public a évidemment révisé ses façons de consommer la musique. L’algorithme personnalisé de Spotify a remplacé le pool de rotation radio, et l’appartenance à une communauté prend le pas sur les diktats de la culture populaire. En 2022, une étude menée par Horizon Media aux Etats-Unis a conclu que 91% des 18-25 ans considèrent que “la culture mainstream appartient au passé”, disparaissant au profit de “niches culturelles” qui répondent chacune à leurs propres références : un casse-tête absolu pour les maisons de disque.
Nouvelle ère
Face à une nouvelle génération fragmentée, à l’attention sans cesse stimulée par une offre de plus en plus massive, les majors sont aujourd’hui mises au défi de se réinventer. Aux Etats-Unis, cela fait déjà trois ans que le sujet anime des débats. L’an dernier, Billboard rapportait les propos du manager de JELEEL, Dylan Bourne : “Tous les problèmes que nous rencontrons aujourd’hui sont liés à l’hyper-saturation. Le monde est noyé sous le contenu”. Dans la même enquête, un autre cadre de l’industrie confiait que “chaque personne avec qui [il évoquait ce sujet] était plus déprimée que la précédente”. Et pour cause : aujourd’hui, “même un million d’écoutes ne garantit pas de remplir une petite salle” rapporte l’auteur du papier.
Et les majors doivent à présent composer avec des artistes indépendants qui triomphent face à leurs opérations marketing. Outre celui de Kanye West, en tête des classements avec le premier album autoproduit de sa carrière, l’exemple britannique de RAYE est frappant : après s’être pliée pendant près de dix ans aux désirs de son label, elle exigeait la rupture de son contrat pour pouvoir enfin sortir le premier album que celui-ci refusait de publier. Trois ans plus tard, elle décrochait cette année six récompenses aux BRIT Awards dont celle du meilleur album pour My 21st Century Blues.
En 2022, l’ex PDG de Warner Music Group avait déjà annoncé tirer des conclusions de tous ces phénomènes. Constatant une baisse considérable des revenus générés par son top 5 d’artistes, il déclarait : “Ces dernières années, nous avons réduit notre dépendance [financière] aux superstars pour renforcer notre approche de l’A&R et du développement d’artistes au long-terme”.
À l’avenir, on devrait donc assister à l’accélération de ce phénomène : moins de superstars pour plus de propositions singulières. Aux Etats-Unis, on l’observe déjà avec la popularité grandissante d’artistes comme JT qui évoluent en dehors des circuits traditionnels de majors. En France aussi, avec l’apparition d’artistes comme Eloi au catalogue de distribution d’Universal. Mais c’est surtout en observant le développement exponentiel d’artistes d’Afrique du Sud, du Nigéria, d’Egypte ou du Brésil, tous genres confondus, que l’on voit comme l’industrie et le public ont bien changé ces dix dernières années. L’avenir de la musique sera sans frontières.
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