QUAND LA NEO SOUL D'OUTRE-MANCHE RÉINVENTE LE GROOVE
by Chaima Kartobi
Opaque pour certains, énigmatique pour d’autres, la néo-soul brouille les pistes. À travers des voix singulières et des fusions inattendues, la soul semble se réinventer dans un mouvement perpétuel d’expérimentations, à la fois fidèle et insaisissable. Des studios de New York aux scènes underground de Londres, comment l’Angleterre a-t-elle transcendé les règles pour réinventer sa propre soul ?
Une génèse New Yorkaise
1994, New York, studio de la Motown. D’Angelo, figure de proue du rnb et du hip-hop, vient de finaliser ‘Brown Sugar’, véritable classique de sa carrière dans lequel il définit et impose son univers. Un problème de taille se pose alors. Trop suave pour du hip-hop, instruments trop classiques pour du rnb et surtout trop moderne pour de la soul. Kedar Masembourg, homme d'affaires à la tête du label peine à qualifier cette patte et à la faire rentrer dans une case prédéfinie. Il comprend alors qu’il témoigne de l’émergence d’un genre nouveau, d’une mouvance sonore encore timide qu’il qualifie de néo-Soul.
Bien qu’une flopée d’artistes avant lui peuvent être caractérisé de néo-Soul, ‘Brown Sugar’ reste un ovni au moment de sa parution. Sans le savoir, D’Angelo a posé les fondations d’un mouvement musical unique qui connaîtra son âge d’or dans les années à suivre. Cette nouvelle soul puise son ADN au cœur de divers courants musicaux. Le jazz, la soul, le hip-hop, mais aussi la funk ou le blues. Nourrissant alors une complétude sonore ainsi qu’un champ des possibles plus qu’étendu.
Le milieu des années 90 voient donc l’apparition concrète du genre. Alors que des artistes comme Erykah Badu, Lauryn Hill, Jill Scott ou encore Maxwell imposent la néo-soul comme une alternative crédible au rnb formaté des majors. Un collectif informel et révolutionnaire voit alors le jour dans l’ombre des studios et maisons de disques. The Soulquarians, collectif rassemblant des figures emblématiques du rnb, du hip-hop et du jazz, unis par une vision musicale organique ainsi qu’une approche engagée, voit le jour à ce même moment. Parmi ses membres phares, on retrouve D’Angelo, Questlove, J Dilla, Common ou encore Mos Def et Erykah Badu. Ils se retrouvent au cœur des mythiques Electric Lady Studios de New-York pour expérimenter librement, entre grooves syncopés et influences allant de la soul psychédélique au jazz progressif. Leur patte se distingue par ses rythmiques complexes et beats imprévisibles, révolutionnant alors les productions hip-hop de l’époque. Bien que méconnus du grand public, The Soulquarians se cachent derrière certains projets fondateurs de la neo-soul que nous connaissons: Voodoo (2000) de D’Angelo, l’iconique Mama’s Gun (2000) d’Erykah Badu ou encore Things Fall Apart de The Roots.
Cette période donnera naissance à quelques-uns des plus grands classiques du genre tels que ‘Baduizm’ (1997) qui s’est écoulé à plus de 3 millions d’exemplaires ou l’emblématique ‘The Miseducation of Lauryn Hill’ (1998), lauréat du Grammy Award du meilleur album de cette même année.
La transfuge britannique
Au même moment, un son plus hybride et expérimental émerge progressivement dans la capitale anglaise. Marquée par les influences du jazz britannique, des musiques caribéennes et des nouvelles techniques électroniques, cette mouvance du genre se distingue par son éclectisme assumé. Là où la néo-soul américaine s’est profondément imprégnée des codes du hip-hop, quitte à parfois s’y confondre, la scène anglaise ne cesse d’explorer de nouvelles frontières, multipliant les influences et repoussant les limites de l’inspiration. C’est dans cet environnement bouillonnant de créativité que la neo-soul britannique trouve sa voix. À la croisée du jazz, du rnb, de la house, du hip-hop et surtout des genres émergents sur l'île, elle s’impose comme une identité musicale à part entière. Une neo-soul où l’expérimentation est le maître mot, qui ne cherche pas à imiter, mais à innover, annonçant ainsi une explosion créative qui marquera les décennies suivantes.
Parmi les premiers artistes à poser les bases de cette identité sonore, Omar Lye-Fook, chanteur et multi-instrumentiste londonien, marque les esprits avec There’s Nothing Like This (1990), une pépite soul aux accents jazz-funk. Porté par une instrumentation organique et un groove inédit, il s’impose comme l’un des précurseurs du genre en Angleterre. Dans son sillage, une génération d’artistes britanniques embrasse cette approche : Mica Paris, dont la voix puissante insuffle une dimension gospel à une soul résolument moderne, ou encore Beverley Knight, dont l’énergie brute la place rapidement parmi les figures incontournables du mouvement.
En parallèle, dans les clubs de Londres et de Manchester, un autre courant émerge et contribue à redéfinir les contours de la soul britannique : l’acid-jazz. Porté par des groupes comme Brand New Heavies, Incognito et Young Disciples, ce mouvement fusionne le disco et le funk omniprésents sur les scènes en vogue de l’époque avec une sensibilité affirmée. Ce métissage musical ouvre la voie à la neo-soul, en instaurant un dialogue constant entre tradition musicale et innovation sonore. Mais l’exploration ne s’arrête pas là. Tandis que l’acid-jazz investit les clubs, une autre scène, plus sombre et introspective, prend forme à Bristol avec l’émergence du trip-hop. Des groupes comme Portishead (et le mythique Glory Box), Massive Attack et Morcheeba développent une soul aux textures cinématographiques, imprégnée de nappes électroniques et d’influences dub. Moins organique mais tout aussi immersive, cette musique marquera profondément la neo-soul britannique, une empreinte que l’on retrouvera plus tard chez des artistes comme James Blake ou Andreya Triana, héritiers de cette approche.
L’indépendance et l’expérimentation
À partir des années 2010, le genre prend un nouveau tournant. Loin d’être une simple réminiscence du passé, il se renouvelle sous l’impulsion d’artistes qui refusent les codes et les cases. Si la soul reste leur ancrage, cette scène contemporaine s’aventure bien au-delà : acid-jazz, broken beat, reggae, drum & bass, voire même drill et garage. Plus que jamais, elle reflète la diversité socio-culturelle du pays et son bouillonnement artistique permanent. Au cœur de cette mutation, émerge une voix: Jorja Smith. Avec son titre Blue Lights (2018), elle mêle soul et influences grime se propulsant au rang de figure de proue de cette renaissance artistique. Son premier album Lost and Found (2018) se place dans la lignée des grandes chanteuses soul telles que Amy Winehouse ou Corinne Bailey Rae.
D’autre part, Little Simz, artiste désormais incontournable de la scène britannique, commence à poser les bases d’une nouvelle mouvance néo-soul. Ancrée dans la tradition hip-hop, elle insuffle à ses chansons une profondeur introspective et une musicalité où la soul et le jazz se confondent avec un rap acéré et des paroles engagées. Avec Grey Area (2019), puis Sometimes I Might Be Introvert (2021), elle brouille définitivement les barrières entre rap et neo-soul s’inscrivant dans une lignée proche de Lauryn Hill.
Dans l’ombre, mais tout aussi essentielle, Cleo Sol impose son style en tant que chanteuse du collectif SAULT. Ses albums Rose in the Dark (2020) et Mother (2021) sont de véritables odes à la douceur et la clémence, où les productions minimalistes laissent place à l’émotion brute de sa voix. Par ce biais, elle illustre à elle seule la quête d’authenticité et de vulnérabilité qu’incarnent les artistes néo-soul.
Mais si cette génération fascine autant, c’est aussi par sa capacité à expérimenter et s’affranchir des schémas établis. La chanteuse issue du sud de Londres, Greentea Peng, en est l’exemple parfait. Elle s’accapare des genres tels que le reggae, le hip-hop, le jazz, la drum n bass et bien d’autres tout en revendiquant une approche holistique de la musique. Man Made (2021), entièrement enregistré en accord avec cette approche, dessine les contours d’un néo-psychédélisme tout en légèreté et réflexion dont elle-seule connaît la recette. Greentea Peng défie les standards de l’industrie et incarne l’indépendance artistique qui anime profondément cette scène.
Car au-delà de la création artistique, cette effervescence se traduit aussi par une approche nouvelle de la carrière musicale. Si la néo-soul voit le jour dans les studios d’un des labels les plus mythiques de l’histoire, il n’en reste pas moins un mouvement aux origines contestataires. A l’instar de leurs aînés, la nouvelle génération refuse haut et fort les diktats d’une industrie jugée ultra-capitaliste et dirigée par une poignée de major. Ces artistes vont donc privilégier des structures indépendantes, l’autoproduction ainsi que les labels alternatifs tels que Forever Originals (Cleo Sol/ SAULT), Because Music (Jorja Smith), AWAL (Little Simz/ Greentea Peng).
Pour s’émanciper des circuits traditionnels, ils privilégient des structures indépendantes, l’autoproduction et des labels alternatifs qui leur offrent un cadre plus souple et respectueux de leur vision artistique. Forever Living Originals, par exemple, incarne cette approche en réunissant des artistes comme Cleo Sol et le mystérieux collectif SAULT, qui cultivent une esthétique à contre-courant du mainstream, en refusant les interviews et en publiant leur musique de manière quasi-anonyme. De son côté, Because Music accompagne des artistes comme Jorja Smith, lui permettant de naviguer entre indépendance et visibilité internationale. D’autres, à l’image de Little Simz ou Greentea Peng, s’appuient sur des plateformes comme AWAL, qui leur permettent de gérer leur distribution tout en conservant la pleine maîtrise de leur art.
Cette quête d’indépendance ne se limite pas aux choix de labels, elle s’étend aussi aux méthodes de production et de diffusion. Beaucoup optent pour des sorties surprises, des albums sans promotion traditionnelle, ou encore une communication centrée sur le bouche-à-oreille et les réseaux sociaux, renforçant ainsi un lien plus direct avec leur public. Plus qu’un simple positionnement, c’est un véritable manifeste artistique qui redéfinit les règles du jeu.
Aujourd’hui, la neo-soul britannique n’est plus qu’un simple prolongement du passé. Elle est une identité musicale à part entière, en perpétuelle mutation. Entre engagement social, hybridation des genres et indépendance artistique, cette nouvelle vague prouve que la soul, loin d’être figée ou encore passée de mode, est un langage universel qui se redéfinit sans cesse. Et si l’île britannique en reste l’un des épicentres, son influence dépasse désormais largement les frontières annonçant de nouvelles évolutions à venir.