SHOEGAZE : LA TÊTE DANS LES NUAGES, LES PIEDS SUR TERRE
by Arthur Samier
Né dans les brumes électriques du Royaume-Uni à la fin des années 80, le shoegaze a longtemps été une affaire d’introspection saturée, entre guitares vaporeuses et voix éthérées. De My Bloody Valentine à Bryan’s Magic Tears, de Londres à Paris, ce genre aussi insaisissable que magnétique n’a jamais cessé d’évoluer. Pourquoi, plus de trente ans après son apparition, le shoegaze fascine-t-il encore ?
Génèse britannique
Août 1987. Londres. Le groupe My Bloody Valentine joue sur scène une chanson inédite intitulée Strawberry Wine. Riffs hypnotiques et vaporeux, voix mélancoliques : le morceau marque un tournant dans l’évolution sonore du groupe et annonce la naissance d'un nouveau genre musical intitulé à posteriori "Shoegaze". Peter Kember, membre de Spacemen 3 et présent lors du concert raconte "Ils se sont complètement transformés. Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé, mais parfois, un groupe atteint une sorte de transformation radicale. Le bruit était écrasant".
Popularisé par la presse britannique, notamment par NME et Melody Maker, le terme shoegazing désigne un style musical où les musiciens, absorbés par leur jeu, semblent fixer leurs chaussures, une impression renforcée par l’utilisation intensive de pédales d’effet. Ce genre se distingue par des guitares saturées de réverbération et de distorsion, ainsi que par des voix éthérées, souvent fondues dans le mur de son caractéristique du mouvement.
Des groupes comme Ride, The Jesus and Mary Chain, Cocteau Twins et Slowdive s’inscrivent dans ce courant musical et rencontrent un succès mondial. Mais dès la fin des années 1990, le shoegaze perd du terrain face à l’ascension du grunge et aux débuts de la britpop, incarnée par des groupes comme Suede, Nirvana ou Oasis. Ce changement de paysage musical pousse certains groupes de la scène à se dissoudre ou à faire évoluer leur son. Ainsi, bien que My Bloody Valentine ne se soit jamais officiellement séparé, le groupe tombe dans une longue période d’inactivité après 1997. Après la sortie de Loveless en 1991, ils entament l’enregistrement d’un nouvel album, mais le projet est finalement abandonné, laissant le groupe s’effacer progressivement de la scène musicale.
Plus qu’une musique, une mode
Comme pour de nombreuses sous-cultures, le shoegaze ne se définit pas uniquement par sa musique, mais aussi par un style vestimentaire distinctif. L’apparence joue un rôle essentiel dans l’affirmation d’une appartenance culturelle, à l’image des skinheads des années 1980, reconnaissables à leurs crânes rasés, leurs jeans retroussés, leurs bottes et leurs bombers. Le shoegaze suit cette logique avec ses propres codes : pulls amples, vêtements oversize et cheveux longs en sont les marqueurs typiques. Les robes vintage en velours froissé sont portées avec des Dr. Martens, tandis que les garçons optent pour des t-shirts de groupe trop grands, superposés à de larges cardigans, associés à des jeans baggy et aux incontournables DMs. Si son esthétique croise parfois celle du grunge, le shoegaze s’en distingue par une attitude plus éthérée et introvertie.
Dès 2010, l'intérêt pour ces groupes obscurs des années 1990 renaît : les premiers pressages des vinyles de Cocteau Twins se vendent en ligne à plusieurs centaines d'euros. Les collectionneurs recherchent avidement les t-shirts des groupes de l'époque, le Graal étant bien sûr le t-shirt rouge magenta de My Bloody Valentine sorti en 1991 pour promouvoir Loveless. Conséquence de ce regain d'intérêt, une scène underground émerge en France, fusionnant les sonorités du shoegaze avec des influences variées allant de la cold wave à la musique électronique, en passant par la pop, le post-punk et même le black metal.
Résurgence Française
Parmi les figures marquantes de ce mouvement, on retrouve des groupes comme Venera 4, Dead Horse One et Future. Autre groupe majeur de cette scène française : Bryan’s Magic Tears. Vendredi soir, Station – Gare des Mines, à Aubervilliers. Nous avons l'opportunité d’assister à une répétition de Bryan’s Magic Tears. Benjamin, le chanteur ouvre le portail et nous invite à entrer dans le sous-sol d’un bâtiment désaffecté. Au bout d’un couloir aux murs couverts de tags, une petite pièce de 15 m² : un tapis persan au sol, des bières et une armada d’instruments – amplis, guitares électriques, batterie et synthé. Les autres membres du groupe arrivent, et bientôt, les guitares commencent à résonner dans ce bâtiment industriel. Le groupe répète le set qui sera joué le lendemain à la Route du Rock, à Saint-Malo. BMT joue en cercle autour de nous. Les photos fusent. Le son est enveloppant. Au bout d’une heure de répétition, le groupe fait une pause. L’occasion de poursuivre l’interview avec Laurianne et Paul. Ils se livrent sur leurs inspirations et citent de jeunes groupes français que nous devons absolument évoquer, parmi lesquels Userband, Tapeworms, You Said Strange. Voilà qui est fait.
BMT, fait évoluer la définition du shoegaze album après album par un savant métissage. Si leur premier disque 4 AM s’inscrit dans la pure tradition du shoegaze, leur dernier, Smoke and Mirrors, sorti fin 2024, est marqué par des inspirations techno et acid, issues de la carrière personnelle de Benjamin Dupont. Cherchant à ne pas tomber dans le simple hommage aux années 1990, BMT continue d'innover et d’expérimenter, faisant évoluer le shoegaze.
Loin des clichés et des stéréotypes d’un genre musical psychédélique, chaotique et immature, le shoegaze ne se cantonne plus au Royaume-Uni, mais continue à se diffuser en France et à travers le monde. En perpétuelle mutation, il s’adapte à son époque, intégrant des influences issues de la techno, de la pop ou du post-punk, prouvant ainsi qu’il reste une source inépuisable d’expérimentations sonores.




