DE PÉKIN À TAIPEI : L'UNDERGROUND QUI RÉINVENTE LA SOUNDTRACK DE DEMAIN
by Thémis Belkhadra
Longtemps censurée par les gouvernements successifs, la musique électronique s’offre une renaissance inattendue en Chine. De Pékin à Shanghai en passant par Taïwan, c’est une nouvelle page de l’histoire de la culture club qui s’écrit depuis la fin de la pandémie. Vingt-cinq ans après la première “Party At The Great Wall”, l’underground chinois se libère de l’influence occidentale pour déployer ses ailes et s’affirmer comme l’une des scènes les plus innovantes du moment.
Le synthé à ruban de Tian Jin Qin
Surnommé le « père des instruments de musiques électroniques chinois », Tian Jin Qin est à l’origine d’innovations technologiques révolutionnaires. À la fin des années 70, son synthétiseur analogue à ruban marque l’Histoire en permettant de reproduire les sonorités de l’Erhu, du Suona, du Sheng et d’autres instruments typiques de la musique chinoise.
Suscitant la curiosité du monde entier, cette invention lui vaut une réputation solide, une récompense nationale et plusieurs promesses d’embauche à l’étranger qu’il déclinera l’une après l’autre. Plutôt que de quitter son pays, le génie y passera sa vie entre inventions futuristes et composition de musiques expérimentales sources d’inspirations vingt ans plus tard pour une nouvelle génération d’artistes.
1981 : les Concerts en Chine de JMJ
En octobre 81, après deux ans de négociations, Jean-Michel Jarre est le premier artiste occidental à se produire dans la Chine d’après-Mao. Scéno futuriste et soundsystems gigantesques (il aurait embarqué avec lui 15 tonnes de matériel!) : le musicien investit le Palais des Sports de Pékin et le Grand Stade de Shanghai où il réunit plus de 218.000 spectateurs lors de cinq représentations.
Avec sa harpe-laser, son clavier Fairlight, une installation AV spectaculaire et les morceaux inédits qu’il compose pour l’occasion – comme le très respectable Fishing Junk at Sunset – Jarre s’attire les faveurs de la foule. Dans des propos rapportés par un blog spécialisé, la revue Claviers Magazine aurait décrit une atmosphère phénoménale : “La batterie live fait swinguer les séquences au gros son analogique, les polyphonies décollent avec les effets sidéraux des VCS3 et du Fairlight. Les lasers de Claude Lifante se déchaînent et n’en finissent pas de calligraphier la voûte du toit. La sono prend de la voix, les ingénieurs font rougir les vumètres. Les solos se durcissent, les drums explosent. Premier rappel. La salle hurle, piétine, bras en l’air. Deuxième rappel. Les murs tremblent. Troisième rappel : Chants magnétiques. L’émeute n’est pas loin”
“Dakous” : des disques rayés contre la censure
Après l’ère des « portes ouvertes », les révoltes de Tiananmen relancent la censure en Chine. Dès 89, toute musique jugée « subversive » est proscrite, et si le pays continue d’importer des disques du monde entier ce n’est que dans le but de les recycler.
Une aubaine pour les amateurs de son qui interceptent ces CDs abîmés pour alimenter un grand marché noir de la musique. Phénomène culturel majeur pour la génération 90’s chinoise, les dakous inondent les grandes villes où ils permettent de contourner la prohibition de musiques jugées trop provocatrices comme le rock ou la techno.
Interrogé par The Quietus en 2023, le producteur Tsuzing révélait lui-même être un enfant de la génération dakou : “Une expérience marquante pour moi a été de découvrir la musique des marchés pirates en Chine entre 98 et 99. À cette époque, les USA et le Royaume-Uni exportaient vers la Chine des déchets dans lesquels se trouvaient des CD mal fabriqués, invendables. Ces CD finissaient sur le marché noir, où l’on pouvait acheter, par exemple, un album de DJ Shadow pour 50 centimes”.
1998 : Party At The Great Wall
En 1998, un groupe de DJs tokyoïtes accède au rang de légendes en organisant la toute première rave sur la Grande Muraille de Chine. Alors que la free-party coule des jours heureux à l’Ouest, Yang Bing, Weng Weng, Mickey Zhang et l’animateur radio You Dai cèdent à l’idée folle de Michael Vondon, un touriste suisse qui rêvait de danser sur le vieux monument. Après un premier essai illégal, certes, mais réussi, la bande se soude sous la bannière de la China Pump Factory – et remet le couvert en juin 2000 avec la bénédiction des autorités.
Quelque temps plus tard, Yang Bing fondera le White Rabbit et Weng Weng le Lantern, ainsi que son label Acupuncture Records et le festival INTRO. Après vingt ans d’improvisations live, Mickey Zhang attendra quant à lui 2016 pour publier son premier EP sur lequel figure China, morceau-clé qui pose les bases d’un son techno purement chinois. En 2017, les camarades pionniers se retrouvent pour ressasser leurs souvenirs à l’occasion du documentaire Break The Wall.
Scène locale et clubs d’expats
Retraçant vingt ans de culture club en Chine, Break The Wall présente d’autres figures de la scène locale, comme l’ancien DJ Kulu ou Rainbow Gao, la fondatrice du tiers-lieu utopique The Mansion à Shanghai (40:55). Une galerie d’acteurs locaux aux côtés desquels plane l’ombre des touristes, des « expats » et de leur influence sur le clubbing chinois (10:53).
On y rencontre par exemple Michael Ohlsson, propriétaire californien des Dada Club de Pékin et Shanghai : espaces souvent décrits comme essentiels à la vie nocturne en Chine. (16:47) De la même façon, le club The Shelter, connu pour avoir introduit les sons de Kode9 et de Madlib à Shanghai, était lui aussi tenu par un promoteur anglais avant sa fermeture en 2017.
À Chengdu, c’est carrément toute une scène de DJs étrangers qui s’installe. Surnommée « Ch-Amsterdam » par les connaisseurs, la ville est le berceau de nombreux lieux festifs tenus par des « expats », à l’instar du DOJO que Charlie Moseley, son proprio, décrit lui-même comme une « American style underground house party » (44:26).
Un nouveau souffle post-COVID
Ce n’est qu’en 2019 que l’underground chinois a vraiment repris les rênes de ses clubs. Comme l’explique SUNK dans le documentaire BPM Ecstasy : « Avec la pandémie, les DJs étrangers ne pouvaient plus venir en Chine, et de nombreux DJs chinois ont pu être programmés à leur place ». (1:52)
Parue en 2024, la série rend compte des évolutions les plus récentes d’une scène en pleine effervescence. Aux platines du Groundless Factory Club (Pékin), SUNK partage l’affiche avec tamiX – une artiste technique au look flamboyant, amatrice de textures planantes, de kicks profonds et de sonorités trance qu’elle improvise armée d’un système modulaire Buchla, de drum machines et d’autres curiosités rétro-futuristes.
De Pékin à Taipei : unité et spécificités
Multipliant les aller-retours entre Pékin et Taipei, BPM Ecstasy permet aussi de rendre compte des spécificités chinoises et taïwanaises. À Pékin, la censure historique a inscrit une forme de défiance dans l’esprit d’artistes qui tendent plus volontiers vers l’expérimental, le punk et la philosophie DIY. Une façon pour eux de se réapproprier identité et liberté créative, comme lorsque SUNK combine machines analogues et instruments traditionnels dans une démarche à la fois transgressive et ancrée dans l’héritage chinois.
À Taipei, l’accès à l’internet commun, les flux migratoires et l’influence japonaise ont dynamisé la scène et favorisé son export à l’étranger. Cosmopolite, au croisement des cultures asiatiques et aborigènes, l’archipel offre un cadre inspirant pour concevoir de nouvelles sonorités à l’image de la bass music percussive et ténébreuse de la productrice nippo-taïwanaise, Sonia Calico.
Au croisement de toutes ces villes, d’autres assument l’envie de transcender les frontières. Né en Malaisie, élevé entre Singapour et Taipei avant de s’installer à Shanghai, Tsuzing s’est imposé comme une figure incontournable en associant techno, breakbeat et hardcore à la puissance des percussions chinoises. Un cocktail corsé qui sonne la révolte et traduit peut-être ce sentiment qui parcourt les esprits de Pékin à Taipei. En 2021, le musicien se confiait en ces mots : “Je ne ressens pas le besoin d’appartenir à quoi que ce soit. Je ne sais pas où est ma place. À vrai dire, je n’en ai pas grand chose à faire. Vu comment le monde bouge en ce moment, j’espère que le besoin d'appartenir – au sens d'une identité nationale – sera bientôt de l’histoire ancienne”.
Ces derniers mois, Boiler Room s’est offert une tournée à travers la Chine, permettant de croiser les scènes de Pékin, Taipei et Shanghai sur des line-ups transgénérationnels où l’on retrouvait notamment Yang Bing, dont la selecta n’a pas pris une ride et tamiX, toujours aussi dingue aux manettes de son vaisseau. L’occasion d’admirer tous les contours d’une scène soudée et prête définir la tonalité des sons qui nous feront danser demain.