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"ÉTRANGEMENT FAMILIER" : LA PERCÉE DU SOUND-DESIGN AU CINÉMA

by @chatoublanc

Fi des grandes musiques orchestrales et des effets sonores bruyants qui cassent la tête ! Le cinéma semble pénétrer dans une nouvelle ère du travail sonore plus immersive et réaliste.

Devant le dernier épisode de la saga Mad Max, sorti le 15 mai 2024 au cinéma, mon cœur et mes cottes tremblent sous les vibrations des motos qui traversent le désert. Bien calé au fond de mon siège, je crois sentir les kilomètres de sable qui défilent sous mes pieds. J’entend un pétardement, derrière moi, qui résonne à travers le silence : celle qui me poursuit arrive, au loin. Dans Furiosa, peu de musiques épiques accompagnent le récit à mille à l’heure mais le son y est construit comme un réel décor. Le fruit du travail de petites mains du cinéma que l’on connaît très peu : les sounds designers. Leur objectif ? Créer des effets sonores capables par leur réalisme de nous immerger dans l’univers et l’histoire qui se racontent sous nos yeux. 

Vous en avez peut-être déjà entendu parler lors de la sortie d’un autre film de science-fiction où le sable tient lieu de décors : Dune. Lauréat de l’oscar du meilleur son en 2022, la presse décrit alors le travail de son sound designer Mark Mangini comme révolutionnaire. En effet, depuis La planète interdite sorti en 1956, SF et musique électronique allaient de pair et le cinéma de science-fiction attachait des sons étranges jamais entendus aux images de choses que le spectateur n’avait jamais vu non plus. Dans Dune, le sound designer décide de jouer avec la mémoire des spectateurs et spectatrices de sons réels en fabriquant ses bruitages avec des enregistrements de sons qui existent et dont les gens sont familiers.

Rendre familier l’inconnu  

“J’ai voulu faire entendre des sons que vous n’avez jamais entendu auparavant, ressenti comme si vous les avez déjà ressentis avant”, explique-t-il dans une vidéo du Monde. Alors que les boucliers électromagnétiques, grand classique de la SF et du fantastique, produisent habituellement un bourdonnement ininterrompu créé par synthétiseur, dans Dune, leur son est celui d’une mitraillette. Pour l'ornithoptère, engin volant en forme de libellule du film, l’équipe sonore a mixé les enregistrements de ronronnements d’un chat, du vent sur une tente, et de battements d’ailes d’un scarabé géant. Au total, sur plus 3 000 sons créés pour le film, cinq seulement l’ont été avec des instruments de musique électronique. Le reste provient d’enregistrement du réel. Pour le second opus, les équipes du film ont décidé de construire de toutes pièces une machine pour en capturer ensuite le son. 

Si le résultat est étonnant d'immersion, c’est que notre cerveau perçoit la différence entre un son artificiel et un son réel.  Selon Josh McDermott, professeur de neuroscience au MIT interviewé par Le Monde, il capte dans un son naturel un tas de paramètres impossibles à reproduire artificiellement dans toutes ses subtilités.

La technique d'utiliser des sons réels pour immerger davantage le public prend de plus en plus de place dans le cinéma, et ce même en dehors des films de science-fiction. Le lauréat de l’oscar du meilleur son de l’année 2024, Zone of Interest, en est la meilleure illustration. Comme pour Dune , le concepteur sonore du film, Johnnie Burn, a constitué une vaste bibliothèque de bruits réels cohérents avec ceux qui aurait pu se produire dans un camp de concentration. Lieu que le film ne montrera jamais et que le public perçoit uniquement grâce au son qui en échappe. 

Durant un an, il a enregistré plus de 10 000 bruits qu’il a assemblé dans 24 heures de bande-son. Il a parcouru l’Europe pour capturer le boucan d’usines de textiles, des cris dans un stade de foot, le rugissement d’une moto d’époque ou encore des coups feu et claquements de bottes. Ces sons ont ensuite été traités en tenant compte de la distance, de la réverbération, des bruits de la nature environnante et du fait qu'un mur d'enceinte pourrait les amortir. Il a ensuite additionné ces pistes sonores à celles enregistrées dans la maison, où a lieu le tournage, et où il avait mis en place un réseau de 20 micros de modèles différents pour capturer le son des personnes à la manière d’une surveillance. Le résultat est glaçant, presque documentaire : une version précise et fidèle de ce que la famille protagoniste du film aurait pu entendre au quotidien, vivant à côté du camp de concentration d'Auschwitz. 

Immersion en haute définition

Le cinéma français n’est pas non plus en reste de ce type de construction de paysage sonore. En 2024, Le Règne animal, film de Romain Duris, remporte le César du meilleur son pour le travail de Fabrice Osinski, Raphaël Sohier, Matthieu Fichet et Niels Barletta. Dans cette fable fantastique et inquiétante où certains êtres humains mutent en animaux, le son du vivant est accentué. L’équipe donne à entendre le vent, le craquement du bois, les froissements des fougères plus fortement qu’on ne le peut dans la réalité. Elle nous immerge dans l’intrigue et son angoisse à coup de respirations amplifiées et de grésillement de LED mises en valeur par le silence. 

Si les films peuvent mettre davantage l’accent sur le design d’un réel paysage sonore englobant, c’est que la technologie des cinémas le permet désormais. Le remplacement des projecteurs à bobines par le numérique a rendu possible le silence total dans une salle, l’évolution de la qualité des haut-parleurs a rendu immenses les écarts possibles entre les fortissimo et les pianissimos et, depuis 2012, la spatialisation sonore renforce davantage les possibilités. Encore très coûteuse pour les productions de films et pas encore répandue dans tous les cinémas (seules 300 salles sur  les 5 241 du pays en disposent), la technologie Dolby Atmos, et ses dizaines de haut-parleurs accrochés au plafond et aux murs de la salle de projection, crée un champ acoustique tridimensionnel. En 2014 déjà, le film Gravity recevait l’oscar du meilleur son pour l’immersion obtenue grâce à la spatialisation sonore. Pour rappeler que les personnages n’ont plus de gravité, l’ingénieur sonore Glenn Freemantle fait se déplacer de façon déstabilisante et surprenante les voix des astronautes de gauche à droite de la salle de cinéma. 

Alors que le métier de montage sonore n’est né qu’il y a très tardivement dans l’histoire du cinéma (lors de l'avènement du son numérique et avec la multiplication des pistes sonores) et qu’il a longtemps été sous considéré par rapport au montage visuel, est-il enfin arrivé l’ère où il pourra prendre son envol artistique ?