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SAHEL SOUND : LA MUSIQUE DES TÉLÉPHONES DU DESERT.

by @chatoublanc

Alors que la musique circule au Sahel uniquement grâce aux échanges de fichiers mp3 par Bluetooth et WhatsApp, depuis 2011, le label Sahel Sound s’emploie à diffuser et rémunérer ces artistes du désert. Un nouveau modèle économique et l’occasion de découvrir de nouvelles, et très belles, sonorités. 

Vous vous souvenez lorsque Spotify, Deezer n’en étaient qu’à leurs babillements de nouveaux nés et que l’on s'échangeait nos musiques via Bluetooth ? Faute de stockage disponible, les playlists étaient très courtes. Moi, sur mon mobile à clapet bleu (la classe, je sais), j’avais Apologize de Justin Timberlake (feat One Republique) et Decode de Paramore (le générique pop punk de Twilight). Obtenir ses musiques préférées relevaient de la chance, de la loterie des rencontres. Seul moyen : tomber sur une personne qui avait dans son portable le son recherché. Un peu comme une quête Pokémon. 

Dans certaines régions du monde où les connexions Internet sont peu fiables ou censurées, comme dans le Sahara, la musique circule toujours entre les téléphones grâce à Bluetooth, aux échanges de cartes SD, et désormais, via l’application de messagerie Whatsapp. Un label, Sahel Sound, fondé par Chris Kirkley, s’est donné pour mission de collecter, archiver et vendre les fichiers MP3 qui s’échangent de cette manière au Sahel. 

UN INTERNET SANS INTERNET

L’histoire de Sahel Sound débute lorsque Chris Kirkley, un Américain vivant à Portland, décide de se rendre dans la région pour la première fois en 2007 pour archiver la musique locale. Passionné de musiques traditionnelles populaires qu’il écoute dans des bibliothèques universitaires d’anthropo-musicologies et fasciné par l'utilisation de la guitare électrique par certains artistes maliens, il souhaite enregistrer les chansons qu’il croisera sur place. 

Au terme d’un périple en auto-stop au départ de Paris et en passant par le Maroc puis la Mauritanie, il s’installe à Kidal, petit chef-lieu poussiéreux du nord-est du Mali. En fréquentant des cyber-cafés pour alimenter son blog, Sahel Sound, Chris Kirkley réalise que les locaux échangent des chansons via Bluetooth. Le jeune voyageur commence alors à archiver tous les fichiers MP3 sur lesquels il peut mettre la main. Il se promène le soir avec son ordinateur et propose aux personnes qu’il croise d’échanger des musiques de son disque dur contre celles des cartes SD de téléphones. Il écume les échoppes de fichiers sons des marchés. Il se fait offrir des cartes usagées. Il réalise que certaines chansons et artistes sont très populaires sans avoir jamais connus de sortie commerciale de leur travail. Chris Kirkley enquête pour trouver les auteurs, et autrices, de ces musiques. Certain⸱es vivent en jouant dans des fêtes et dans des mariages. D’autres demeureront à tout jamais inconnu⸱es. 

MUSIC FROM SAHARAN CELLPHONES

De retour à Portland, il sélectionne les enregistrements les plus Do It Yourself (DIY), électroniques et modernes de son glanage et les rassemble dans la première mixtape de son label : Music from Saharan Cellphones. L’album s’ouvre sur deux morceaux réalisés par le groupe légendaire Tinariwen, précurseur du blues touareg et bande-son très politique des révoltes touareg des années 90. Suivent ensuite des morceaux de coupé-décalé et de rap en versions maliennes, mais aussi du reggae libyen. Deux ans plus tard, en 2013, Sahel Sound sort un second volume où se côtoient balades à la guitare nerveuse, rythmes locaux de percussions, synthé des années 80, raï marocain, et hip-hop autotuné jusqu’à l’inhumain. Grâce à ces mixtapes, des artistes comme Mdou Moctar ou Les Filles de Illighadad deviennent des stars internationales. 

La région est alors en proie à un conflit entre les forces armées françaises et celles des groupes terroristes islamistes. Ces derniers ont interdit la musique et sa circulation sur les téléphones. Certains artistes de sa mixtape sont menacés. Le rappeur Pheno S se voit détruire son équipement ainsi que ses bandes-sons.

En 2017, le label publie sur BandCamp un nouvel album qui rassemble les musiques de rap les plus ambitieuses produites dans la ville de Gao ces 10 dernières années. Dans cette dernière ville de la route nationale avant le Niger, des artistes créent depuis les années 90 un hip-hop fusion entre les rythmes traditionnels des calebasses et guitares des peuples Songhaï et Touareg, ceux endiablés des fêtes de Bamako, mélodies synthwave inspirées des bandes-sons des films de Kannywood (l’industrie du cinéma nigérienne en langue houssa, elle-même fortement inspirée des musiques de Bollywood), voix ultra-auto tunées, flow de ragga ou de comptine en langue songhaï ou française. En avril 2023, le label produit le premier album, Tounga, de la figure du Gao rap Babsy Konaté. Une anthologie très lo-fi et chill de 10 années de travail du rappeur à la voix douce.

UN NOUVEAU MODÈLE DE LABEL

Pour Chris Kirkley, l’enjeu de son label est double : faire connaître en Occident le son d’une région extrêmement méconnue, à part pour ses conflits sanglants, et permettre aux musiciens et aux musiciennes de toucher de l’argent de leur travail. Pour les premières compilations, le label rémunère selon le traditionnel modèle du 50 % pour les artistes, 50 % pour la distribution. Mais en 2020, le producteur décide d’aller plus loin et de reverser aux artistes l’intégralité des bénéfices du projet Music from Saharan WhatsApp, une série d’EP qui disparaît au bout d’un mois, remplacé par une autre. 

Pour ce projet, Chris Kirkley demande à des artistes du Mali, de Mauritanie, du Niger et du Sénégal d’enregistrer avec leurs téléphones de nouvelles musiques et de les lui envoyer par WhatsApp. L’occasion de célébrer cette nouvelle technologie devenue très populaire dans la région pour partager de la musique. 

Alors que la plupart des artistes n’ont pas accès à des comptes Paypal ou des cartes de crédits, indispensables pour utiliser la plateforme de vente de musique BandCamp, le label agit comme une plateforme curatoriale et leur envoie l’argent généré via Western Union ou Xoom, un service appartenant à PayPal. Aujourd’hui, certains des morceaux préférés du label de cette série sont rassemblés, pour la première fois hors de Bandcamp, sur une mixtape hébergée sur Spotify.

« C’est une idée de ce à quoi pourrait ressembler la sortie de musique par des musiciens sans label », explique Kirkley au média Pan African Music. « Il existe un obstacle technologique qui les empêche de participer à l’économie mondiale, simplement en raison de leur lieu de résidence. Mais si vous pouvez enregistrer votre musique sur un téléphone n’importe où et la télécharger, que se passera-t-il ? »

Oumou Diabate et Christopher Kirkley © Maciek Pozoga