The beat behind the brands

MEDIA

COMMENT LA SCÈNE SUÉDOISE A INFLUENCÉ VOS ARTISTES PRÉFÉRÉS

article by Hugues Pascot

La Scandinavie renvoie souvent à des images de paysages enneigés, de mélancolie profonde et d’esthétique minimaliste. Pourtant, au-delà de ces clichés, cette région a donné naissance à une vague d'artistes avant-gardistes qui ont bouleversé leur génération et marqué durablement la musique contemporaine. Des figures comme Yung Lean, Bladee, et Varg2tm ont exercé une influence qui s'étend bien au-delà des frontières nordiques, imprégnant les œuvres d'artistes mondiaux tels que Travis Scott et Charli XCX. Une scène indépendante qui, sous l'égide du label YEAR0001, a su se hisser au rang d'institution.

Au début des années 2010, la scène hip-hop est traversée par un souffle glacé venu du nord de l'Europe. Au cœur de cette révolution, une bande de jeunes Suédois désabusés, rêvant d'évasion par la musique. Parmi eux, un adolescent nommé Jonatan Leandoer Håstad, plus connu sous le pseudonyme de Yung Lean. Bercé par le rap américain, avec des influences aussi éclectiques que MF Doom, 50 Cent, Lil B, Trinidad James et Chief Keef, mais aussi nourri par les tréfonds de l’internet, Yung Lean et ses amis vont révolutionner la scène rap underground en formant le collectif Sad Boys. Composé de Yung Lean, et des producteurs Yung Sherman et Yung Gud, ce collectif ne tarde pas à se démarquer. Leurs premières créations, nées dans le sous-sol de la maison des parents de Yung Lean, s'éloignent des canons du rap mainstream pour ouvrir une voie inédite. Des rythmes lents, des synthés brumeux et des paroles pleines de tristesse et de désillusion captent rapidement l'attention de la scène underground. C’est ainsi qu’un son nouveau s’est fait entendre, qui allait influencer toute une génération.

« Ginseng Strip 2002 » : l’anomalie devenue icône

Le 25 mars 2013, Yung Lean publie sur YouTube le clip de « Ginseng Strip 2002 », un morceau qui, contre toute attente, aura un écho considérable. Avec son bob adidas vissé sur la tête, Yung Lean y apparaît assis sur les marches d'un immeuble, affichant une désinvolture à la limite de l’insolence. L'esthétique sobre et minimaliste du clip intrigue, mais c'est surtout la production qui retient l'attention. Le morceau s'ouvre sur une mélodie envoûtante, issue d'une boucle de huit secondes créée en 2008 par l’artiste japonais Dé Dé Mouse. Cette boucle, baptisée "Loop 61", est construite à partir d'échantillons issus de la bibliothèque sonore Heart of Asia, un pack emblématique publié en 1995 par Spectrasonics, pionnier des instruments virtuels. Yung Gud y ajoute un beat, et Yung Lean pose ses paroles sur cette base sonore hypnotique.




Mais ce qui rend l’histoire de ce titre encore plus captivante, c’est que « Ginseng Strip 2002 » n’était pas destiné à voir le jour. Yung Gud a révélé dans une interview pour The New Yorker en 2014 que ce morceau n'était qu’un test de son pour vérifier si le micro fonctionnait correctement. Ce qui devait être une simple essai est devenu un phénomène viral, faisant des millions de vues sur YouTube en un temps record. Cette dualité entre sérieux et parodie, entre authenticité et dérision, a non seulement divisé les critiques mais ouvert la voie à ce qui sera plus tard identifié comme le "Cloud Rap".




Mais l’histoire de « Ginseng Strip 2002 » ne s’arrête pas là. En 2022, près de dix ans après sa sortie, le morceau a connu un second souffle inattendu grâce à TikTok. Devenu viral sur la plateforme en étant la chanson la plus populaire de l’année, ce titre est devenu la bande-son de milliers de vidéos, relançant l’intérêt pour Yung Lean et son univers. Cette résurgence a propulsé les vues du clip à des sommets inégalés et boosté les écoutes en streaming, prouvant que l'influence de Yung Lean s’inscrivait dans la durée. Le morceau est ainsi passé du statut d’anomalie musicale à celui d’icône générationnelle, gravant sa place dans l’histoire du rap moderne.

Bladee et la montée en puissance du Drain Gang

En parallèle, un autre collectif sudédois va également se former à partir de 2013 : Gravity Boys Shield Gang, aujourd'hui devenu Drain Gang. Il sera composé de Bladee, Thaiboy Goon, et Ecco2k au micro, tandis que Yung Sherman et White Armor se chargent de la prod. Bladee devient rapidement le porte-drapeau du groupe, avec un style propre à lui. A la différence de son compère Yung Lean, Bladee se distingue par une utilisation à la limite de l’outrage de de l'autotune, qui transforme sa voix en une sorte d'instrument éthéré, presque détaché de la réalité. La voix semble s'éloigner des émotions brutes pour devenir une sorte de linceul numérique, un vague à l'âme moderne noyé dans la technologie. De plus, Bladee et son Drain Gang s'appuient sur une fusion d'éléments empruntés à plusieurs genres. Le trap est au cœur de leur musique, avec des rythmiques lourdes et des basses profondes, mais ils y incorporent également des influences du R&B alternatif et de Cloud Rap, genres qui créent souvent des ambiances plus introspectives et vaporeuses. Chaque morceau semble flotter dans un espace incertain, entre rêve et réalité. Bladee, en particulier, a su brouiller les frontières entre les genres, introduisant des éléments de pop, de musique industrielle, et même de transe dans son répertoire.


A titre d’exemple, le dernier projet de Bladee, Cold Visions, sorti cette année, nous plonge dans un univers oppressant, où des basses lourdes et anxiogènes pèsent de tout leur poids. Cet album marque un retour aux sources pour Bladee, abandonnant le temps d’un album, les sonorités légères et méditatives de ses précédentes créations comme Spiderr ou Crest.  Bladee renoue ici avec la violence sonore qui caractérisait ses premiers opus,  Eversince et Red Light. La collaboration avec le beatmaker F1lthy apporte une dimension nouvelle. Le producteur infuse une agressivité palpable dans chaque beat, notamment sur des titres tels que « KING NOTHINGG » ou « ONE SECOND ». Cold Visions est un album qui enferme une rage, mais c'est précisément ce qui en fait la force.


Récemment, une autre figure de la scène suédoise commence à faire parler de lui : Jonas Rönnberg. Plus connu sous le pseudonyme Varg2tm, il incarne la quintessence de l'avant-garde musicale suédoise. Ce musicien, producteur et artiste électronique, est devenu un acteur incontournable de la scène underground, à la fois pour ses collaborations fréquentes avec le collectifs Drain Gang et Sad Boys mais aussi pour son rôle de pilier dans deux labels indépendants basés à Stockholm : Northern Electronics et Cease 2 Exist (C2E).

Dès ses débuts en 2013, Varg2tm a su se distinguer dans l'univers de la musique électronique, en s'immergeant dans la dark techno, le drone et le noise expérimental. Il ne se contente pas de produire de la musique ; il crée des univers sonores, des espaces où la techno industrielle rencontre l'émotion brute du rap et la froideur de l’atmosphère nordique. Ses collaborations avec des membres emblématiques de Drain Gang, tels que Bladee et Ecco2k, témoignent de sa capacité à transcender les genres et à influencer une nouvelle génération d'artistes. Véritable phénomène de la culture underground, il a récemment fait la couverture du prestigieux magazine allemand 032c, véritable consécration qui marque son ascension au-delà des cercles de niche.

En l'espace de quelques années, les collectifs suédois Sad Boys et Drain Gang ont réussi à redessiner les contours du rap et de la musique électronique. Ce phénomène, initialement enraciné à Stockholm, a rapidement franchi les frontières de la Scandinavie pour devenir une influence majeure sur la scène musicale mondiale.

Une influence mondiale, de Travis Scott à Charli XCX

L’un des premiers à reconnaître le potentiel de cette nouvelle vague est Travis Scott. Il a été instantanément séduit par la mixtape Unknown Death 2002 de Yung Lean, sortie en 2013. Fasciné par l’ambiance nébuleuse et mélancolique de l’univers de Lean, Travis n’a pas tardé à contacter le jeune rappeur suédois. Ce rapprochement a marqué le début d’une collaboration fructueuse et d’une amitié durable. Leur premier projet commun, "Ghosttown", figure sur l’album Unknown Memory de Yung Lean, sorti en 2014. Yung Lean et Travis Scott ont continué à travailler ensemble par la suite. Ainsi, Yung Lean a prêté sa voix qu’on entend au début de « Dubai shit » et plus récemment dans le morceau « PARASAIL » qui figure sur le dernier album de Travis Scott, UTOPIA














En 2024, Yung Lean rejoint Travis Scott pour sa tournée CIRCUS MAXIMUS, assurant la première partie de ses concerts. Cette expérience, si elle a été une opportunité majeure, n'a pas été sans incident. À Londres, une partie du public, réfractaire à son style, l’a accueilli par des insultes, le traitant notamment de "wanker", une insulte britannique acerbe. À Nice, le concert s’est déroulé devant un stade à moitié vide. Pourtant, Lean a reçu un accueil enthousiaste dans bien d’autres villes, prouvant qu’en dépit de quelques résistances, son empreinte sur la scène musicale reste indéniable. Rassurant. 

Cette ascension a attiré l’attention d’autres artistes internationaux comme Frank Ocean, qui a invité Yung Lean à collaborer sur son album Blonde, une œuvre devenue culte. Autre grosse figure du rap américain, Kanye West est aussi un proche du rappeur suédois. Lors de la session d'écoute de DONDA 2, une image a rapidement fait le tour des réseaux sociaux, enflammant les spéculations. On y voit Yung Lean entouré de Kanye West, Drake et Travis Scott. Cette rencontre inattendue a immédiatement suscité des rumeurs en ligne : Yung Lean ferait-il une apparition sur l'album tant attendu de Ye ? La réponse sera non. Mais la seule présence de Lean dans ce cercle restreint témoigne de son influence croissante au-delà des frontières de l'Europe, s'insinuant dans l'élite du rap américain. 

FKA Twigs, connue pour son approche avant-gardiste de la pop, a également collaboré avec le rappeur suédois pour étoffer son univers sonore complexe. Parmi les figures les plus récentes de la pop mondiale à rejoindre cette mouvance nordique, on retrouve Charli XCX, qui a marqué l'été avec son projet hyperpop Brat. La chanteuse britannique a notamment collaboré avec Bladee sur le morceau « Drama » et a revisité son titre phare « 360 » aux côtés de Yung Lean. Charli XCX n'a pas caché son admiration pour ces artistes scandinaves. « Pour moi, un grand artiste ne se résume pas à ses chansons. C'est toute la culture et l'espace qu'il habite. C'est Lou Reed. C'est Yung Lean. » a-t-elle déclaré lors d’une interview.



Et la France ? 








La France n’a pas échappé à cette vague scandinave qui a bouleversé la scène musicale internationale au cours de la dernière décennie. Parmi les premières artistes françaises à embrasser cette esthétique, Oklou fait figure de pionnière. Avec son album Galore, sorti en 2020, elle s’est imposée comme une adepte de cette mouvance. Oklou ne s’est pas seulement inspirée de cette ambiance, elle a également collaboré avec des acteurs emblématiques de la scène scandinave, renforçant ainsi ses liens avec cette culture musicale. Parmi ses collaborations les plus notables, on retrouve Woesum, un producteur suédois qui a également travaillé aux côtés de Yung Lean. Yung Shermann a contribué lui aussi à façonner le son d’Oklou, ajoutant une dimension encore plus onirique à ses compositions.




Cette influence ne s’arrête pas là. BabySolo33, une autre artiste montante de la scène française, s’inscrit dans cette lignée. Avec un style qui mélange autotune, paroles introspectives et productions vaporeuses, elle incarne cette nouvelle vague de compositeurs qui brouillent les frontières entre rap, électronique et pop. Coucou Chloé, quant à elle, apporte une approche plus expérimentale, mais tout aussi marquée par cette influence nordique. En collaborant avec Varg2tm elle a réussi à capter l’essence même de cette musique : une fusion entre les beats industriels et une émotion brute, presque palpable.









Mais ce phénomène dépasse les seules figures féminines. La nouvelle génération de producteurs et de rappeurs français adhère également à ces sonorités. Il suffit d’écouter par exemple les productions planantes d’abel31. Son dernier projet solo,0010, en est la preuve éclatante : le producteur explore des textures électroniques, où chaque note semble soigneusement calibrée pour évoquer un sentiment de mélancolie. Abel31 mêle ici des sons de guitares sèches avec des éléments électroniques sophistiqués, créant un contraste poignant entre l'organique et le numérique. Ce mariage sonore est sublimé par sa voix, à la fois triste et robotique, qui résonne comme un écho lointain dans un paysage sonore déchirant. Le producteur s'est rapidement imposé comme le producteur le plus convoité de la scène rap actuelle, attirant l'attention de rappeurs avant-gardistes tels que Winnterzuko, FEMTOGO, et Wasting Shit. Une chose est sûre : la trace de Yung Lean est visible chez tous ces artistes dans leurs manières de fusionner des éléments de la culture internet avec des thèmes personnels, créant ainsi une esthétique qui parle directement à une génération ultra-connectée mais émotionnellement distante. 

Briller dans l'obscurité.

Ces artistes ont indéniablement marqué l'évolution musicale contemporaine, devenant les architectes d'une esthétique et d'une sensibilité qui ont dépassé les frontières de leur Suède natale. Ils ont non seulement anticipé les tendances, mais ont instauré les codes désormais adoptés par toute une génération de créateurs. Alors qu'au départ, leur démarche audacieuse a pu susciter des réactions mitigées, ces pionniers réunissent une foule de fans aussi fervente que fidèle. Ce qui intrigue, c'est que malgré leur ascension, ils conservent une aura de mystère. Leur succès ne les a pas propulsés sous les feux des tabloïds ; ils ont su demeurer dans l'ombre, l’espace le plus propice pour se concentrer sur l’essentiel : faire de la musique. C'est peut-être là que réside leur plus grande réussite – être reconnus par les plus grands tout en préservant cette distance qui leur permet de continuer à créer librement.