GQOM : VIVRE LA VILLE SUD-AFRICAINE AU RYTHME DES TAXIS
by @chatoublanc
Durban, plus gros port d’Afrique du Sud et deuxième ville du pays. La nuit tombée, les “taxi kick” rivalisent de volumes et de qualité de caissons de basses pour attirer la clientèle. Dans leurs enceintes surpuissantes ? Du Gqom, une musique dance épurée et hypnotisante qui se diffuse à partir du début des années 2010 en format mp3 via les téléphones des chauffeurs de taxi.
Par un hasard qui n’en est pas vraiment un, quand les premiers producteurs de Gqom commencent à bidouiller leurs polyrythmies riches en gros coups de batterie et lignes de basses spacieuses, les taxis de Durban trouvent justement que leurs gros caissons ne sont pas suffisamment mis en valeur par la house. “Ils voulaient tous montrer que leur voiture pouvait être plus bruyante que celle des autres mais ils n’avaient pas le bon son : une musique minimale qui sonne fort”, raconte Menzi, producteur pionnier de gqom. À partir de 2012, Citizen Boy, DJ Lag et DJ Mabheko, des lycéens des « townships » de Durban, ces banlieues anciennement réservées aux personnes exclues par l’apartheid, vont fournir aux chauffeurs la musique dont ils avaient besoin.
Le kick sourd de tambour (ce gclwom, gclwom, gclwom) qui grille les enceintes de Durban donne son nom au genre. “Le mot "gqom" reflète les sons qu'il exprime : celui d'un coup de pied, d'un coup ou d'une percussion », explique DJ Lag. Il est aussi équivalent onomatopéique du bruit d'une pierre tombant sur un carrelage.
Taxi Kick
Rapidement, les taxis et minibus réclament de nouvelles tracks et rivalisent entre eux pour avoir la meilleure sélection de Gqom. Ces véhicules, qui transportent des fêtard·es, vitres baissées et volume au max prennent le nom de “taxi music” ou “taxi kick”. « Avoir un morceau joué dans un taxi signifie que c’est un succès”, affirme DJ Lag, qui quelques années après avoir filé ses productions à un cousin propriétaire d’un taxi, co-produira une chanson avec Beyoncé.
La musique gqom est un son brut, avec au centre des polyrythmies délicates et chaloupées d’une grande gamme de percussion, traversé par des lignes de cordes sinistres et des basses monotones qui gonflent en faisant vibrer les subs jusqu’à remplir tout l’espace disponible. Puis s'effondrer. Sautillant et traînant en même temps, les sons sont habités d'échantillons vocaux, de souffles et de bruits étranges comme des chants d’oiseaux.
Granuleuse et minimaliste, cette deep house breakée est aussi appelée “Broken beat” ou «3-Step » par ses producteurs, car elle avance par pulsations de trois temps. Elle est créée sur des logiciels crackés de Fruit loop, majoritairement par des hommes jeunes - en témoignent leurs noms : Citizen Boy, RudeBoyz, Cruel Boyz, Formation Boyz... Certaines sources affirment que ce genre est né d'expérimentations avec de l'échantillonnage de voix et de sons hachés, beaucoup d’échos et du Kwaito. Un sous-genre de house local qui s’est aussi diffusé grâce aux taxis de townships. Tout comme la house nord-américaine quelques années auparavant.
Cassettes copiées
Nous sommes alors à la fin des années 80 et le pays vit les dernières heures du régime raciste de l’apartheid. Le très jeune DJ Ganyani, un habitant du township de Soweto, se procure ses premiers disques de house et les réenregistre sur cassette. Il vend ensuite ses mix à des conducteurs de taxis de sa ville, puis de Johannesburg, situé à 15 km.
(Gavin Steingo, Kwaito's promise : music and the aesthetics of freedom in south africa, Chicago, University of Chicago Press, 2016, 329 p., p. 36)
Au tournant des années 90, la jeunesse noire sud-africaine s’approprie la house qu’elle renomme Kwaito, “musique internationale” en zoulou. Le terme désigne aussi rapidement les personnes considérées comme “cool” ainsi que ce nouveau genre qui naît alors de la fusion d’une garage house ralentie, de rythmes de percussion locaux et des chants et rap influencés par les deejay de dancehall jamaïcains et la funk.
Le kwaito est alors le symbole de la révolution culturelle en cours. En 1990, la chanson “Black président” de la « punk des townships » Branda Fassie est interdite. La pop star, multi censurée durant sa carrière, y demande la libération du “président du peuple” Nelson Mandela. Dans le clip, elle expose des policiers blancs en train de frapper des personnes noires. Cinq ans plus tard, et un an après l’élection de Madiba, Arthur Mafokate, un ancien danseur de tournée de Brenda Fassie, connaît un immense succès avec le très house et funk Kaffir (titre qui signifie une insulte envers les personnes noires).
Taxi Europe
Au début des années 2010, les chauffeurs des taxis de Durban préfèrent désormais la bass music du Gqom au Kwaito. Mais les artistes ne bénéficient pas de la circulation de leur travail. Les morceaux de Gqom sont diffusés via sur Whatsapp, à l’instar de DJ Lag qui a diffusé son premier EP ainsi, ou téléchargés sur des plateformes comme The Pirate Bay , Data File Host ou Kasimp3, où ils sont disponibles gratuitement.
Si elles ne rémunèrent pas, ou presque, les artistes, ces plateformes permettent à des diggers comme le DJ Francesco Cucchi alias Nan Kolè, alors basé à Londres, de découvrir le genre puis de le promouvoir. En 2016, il fonde avec DJ Sud Africain Lerato Phiri, le label Gqom oh!, qui publie“Woza taxi”, un documentaire qui entraîne dans des maisons et studios d'artistes gqom, en co-production avec Cruda Volta station, son collectif et web radio.
Avec sa structure rythmique entre house et breakbeat chaloupé, le gqom avait tout pour plaire aux ravers britannique. Des DJ des UK, comme Kode9, l'insèrent parmi d’autres tracks de drum n bass, Uk-garage, jungle et funky. À une époque où la ténébreuse Grimes fait des émules, ses airs de “bande-son de révolte post apocalyptique” (selon Nan Kolè) séduisent jusqu’en France, où le musicien et DJ Teki Latex les fusionne assaisonné de la Baltimore house, d'afro trap, de ballroom house et de kuduro.
L'intérêt de labels européens permet à certains artistes de Gqom de sortir des projets dans les circuits traditionnels commerciaux. En mai 2015, un EP des pionniers Rude Boyz paraît sur le label londonien Goon Club Allstars. En janvier 2016, le label Gqom Oh! sort sa première compilation et révèle les pans les plus hard core de la scène. L’année suivante, le rappeur et producteur Emo Kid publie son premier EP sur le même label.
Petites notes de piano planantes qui viennent titiller une basse inquiétante, polyrythmie de percussions, voix séquencés de hip hop : Emo Kid s’éloignent des premières heures du gqom. Il fait muter ce genre en le rapprochant d’une autre musique électronique née en 2007, aussi à Durban : le Sgubbhu. “Personnellement, je pense que le sgubhu est l'évolution du gqom”, affirme Emo Kid. Ce son, dont le nom signifie aussi percussion en zulu, est un autre sous-genre de kwaito. D’aspect global plus lumineux que le gqom, il en partage avec lui un funk grave, qu’il agrémente de gros synthés trancey et des mélodies entraînantes.
ONDES RADIO
“Le sgubhu utilise les mêmes éléments que le gqom, mais le motif du kick diffère. Avec le sgubhu, le kick est toujours à 4 temps, comme dans la house, alors le motif du kick de la Gqom vous surprendra toujours”, explique encore Emo Kid. Alors que le gqom peine à être reconnu en dehors des townships, certains artistes décident d’adopter Sgubhu qui sonne “plus adapté pour la radio”.
Car le Gqom est alors encore considéré par les médias comme de la musique de drogué-es diffusée dans les transports en communs des populations pauvres. De fait, il s’entend dans les rues des townships, ces villes où habitent les personnes noires et indiennes exclues par l’aparthed et encore, 30 ans après la fin du régime, victime du racisme systémique. Depuis les années 2000, dans ce que le producteur Rudeboyz appelle ces “nations de fête”, les maisons des habitant·es se transforment en boîtes de nuit et bar-tavernes incitant les gens à y rester pour danser. Et de fait, dans les soundsystem où est diffusé le Gqom, une partie des danseurs et danseuses consomment ecstasy, sirop pour la toux à la codéine et l’antirétroviral Efavirenz, un médicament distribué en masse par le gouvernement pour combattre le SIDA et qui, fumé, a des effets psychédéliques. D’ailleurs, si le Gqam donne la sensation d’une transe accroché·e au milieu d’un trou noir, d’une lutte interminable, c’est que ce son est le produit de son lieu de création, de ses créateurs et consommateurs : des jeunes confrontés au racisme et au manque de chances sociales et économiques.
En 2016, la rappeuse Babes Wodumo place enfin le premier son de Gqom à la radio sud africaine. Polyrythmie épurée, souffle et cris saccadés, ligne de basse inquiétante, densité atmosphérique : toute la tension du gqom est présente sur son hit Wololo. Son premier album Gqom Queen, Vol. 1 est nominé pour de nombreux prix. En 2018, elle chante en février en feat avec le rappeur étasunien Zacari sur la bande originale de Black Panther (avec entre autres Kendrick Lamar, Anderson.Paak, Travis Scott) puis en septembre sur un titre produit par le groupe jamaïcain-américain Major Lazer (Diplo + Walshy Fire). Le gqom passe sur des radios occidentales.
Depuis, les portes de la scène internationale se sont ouvertes pour de nombreuxses artistes de gqom. En 2019, DJ Lag co-produit un son avec Beyoncé pour la BO du Roi Lion. Aujourd’hui, l’autoproclamé “roi du Gqom” collectionne les Boiler rooms et autres mix sur des radios prestigieuses de dance. Il hybride sa musique d’amapiano, un autre genre sud africain dérivé du kwaito.