QUE RESTE-T-IL DE LA CULTURE BOOTLEG EN 2024 ?
par Mel Mougas @melmgs
Les disques pirates, gravés sans l’accord des labels et des artistes, constituent une part importante de l’histoire musicale. Ces bootlegs, souvent des enregistrements de concerts, continuent de captiver les collectionneur·euses et les amateur·ices de raretés. Presque trente ans après son âge d’or, que reste-t-il de la culture bootleg à l’ère numérique ?
Lana Del Rey possède une collection massive de musiques jamais sorties, avec plus de trois cents chansons inédites. La plupart de ces titres, adorés par ses fans, ont été leakés sans l’accord de l’artiste. Pour les écouter sur platine ou les avoir en CD, il n’existe qu'une solution : le bootleg. S’il désigne toutes sortes de marchandises contrefaites, le terme « bootleg » est largement utilisé dans l’industrie musicale. En Europe, cette pratique a pris son essor à Rotterdam lors du Holland Pop Festival, réponse européenne au Festival de Woodstock en juin 1970, où un·e étudiant·e a illégalement enregistré un concert des Pink Floyd. Cette bande son de mauvaise qualité a ensuite été gravée sur vinyle, marquant le début de la culture bootleg aux Pays-Bas. Néanmoins, le premier bootleg répertorié remonte à 1969 en Californie avec Great White Wonder de Bob Dylan, qui s’est rapidement propagé sur la côte ouest des États-Unis. Ce disque, composé de titres inédits de Dylan, est devenu une légende urbaine parmi les fans et a ouvert la voie à une vague de bootlegs qui a déferlé sur le marché.
Charles Beterams, collectionneur et auteur de Little White Wonder, retrace cette histoire et les lacunes juridiques qui ont permis à l'industrie de prospérer, faisant d'Amsterdam un hub européen et mondial pour les bootlegs. En effet, si aux États-Unis ces disques étaient considérés comme illégaux, « aux Pays-Bas, les maisons de disques ne pouvaient qu’essayer d'empêcher les magasins de disques de vendre les bootlegs. Ici, les bootleggers n’étaient pas vraiment poursuivis », explique Beterams à la caméra d’Arte.
Le nom « bootleg » provient de la Prohibition, où les bouteilles d’alcool étaient cachées dans les bottes pour être transportées en secret. Un terme qui illustre donc parfaitement cette idée de cacher et de distribuer de manière clandestine des enregistrements musicaux. Il est important de noter que du côté des disques pirates, deux catégories distinctes se démarquent. D'une part, le bootleg, qui offre des copies rares et inédites, s'adresse principalement à une audience de collectionneur·euses fervent·es et exigeant·es. D'autre part, la contrefaçon, représente une industrie « parasitaire », produisant des copies illégitimes à des fins purement lucratives.
LE BOOTLEG : UN OBJET DÉPASSÉ ?
Dans les années 1990, le bootleg se déplace du vinyle au CD, se démocratisant grâce à l’accessibilité de la gravure sur CD. Les brocantes, disquaires et ventes à la sauvette deviennent des lieux de prolifération de ces disques pirates. Cependant, avec l’arrivée de YouTube et du numérique dans les années 2000, le bootleg devient has-been, les leaks se faisant désormais sur Internet. La transition du format physique au numérique a marqué un tournant dans la culture bootleg, rendant les enregistrements pirates plus accessibles mais aussi plus éphémères. Avec la ressurgence du vinyle, le bootleg fait lui aussi un retour inévitable.
DU BOOTLEG À LA RÉALITÉ
Certain·es artistes, comprenant l’intérêt de leurs fans pour les bootlegs, décident de sortir officiellement certains morceaux ou concerts. Enregistré le 25 septembre 1999 au First Union Center de Philadelphie, un live de Bruce Springsteen et son E Street Band a longtemps circulé sous le manteau. Cette performance, considérée comme l’une des meilleures de Springsteen, a ravi les fans avec des représentations inédites et des raretés jouées live, avec par exemple « Incident on 57th Street », un extrait de l’album The Wild, The Innocent and the E Street Shuffle (1973) qu’il n’avait plus joué sur scène depuis 1980. En 2020, l’artiste rend disponible officiellement un enregistrement du concert. Neil Young a également mis en place son Official Bootleg Series, proposant des captations en haute qualité de nombreux concerts longtemps bootlegés. Cette initiative d’auto-documentation d’une carrière longue de plus de cinquante ans prend la forme d’une collection de disques, amorcée à l’automne 2021 avec la publication de son concert de 1970 au Carnegie Hall. En 2023, l’archivage continue avec la sortie officielle d’un concert londonien de la tournée « Tonight’s The Night » de 1973, où il était accompagné du groupe The Santa Monica Flyers.
De son côté, Lana Del Rey a officiellement sorti « Say Yes to Heaven » après que la chanson soit devenue virale sur TikTok. Originellement enregistré pour son album Ultraviolence en 2014, le morceau a circulé sous forme de démos en ligne pendant des années. Les fans ont eu le droit à presque une dizaine de versions différentes, produites par Rick Nowels, STINT lorsqu’elle fut retravaillée pour son album Honeymoon (2015), avant d’être une nouvelle fois abandonnée, ou encore James Ford pour Chemtrails Over The Country Club (2019), derechef écartée du disque final. En mai 2023, l’artiste dévoile le titre en tant que single indépendant, numériquement et, bien-sûr, en version vinyle 45 tours. Cette décision a notamment été motivée par le fait qu’un téléchargement illégal de « Say Yes to Heaven » sur Spotify, disponible sous la forme d’un podcast sur la plateforme de streaming, comptait plus de 1,5 million d'écoutes par jour avant sa sortie officielle.
AUJOURD’HUI, QUE RESTE-T-IL ?
« Bien que l’esprit des années 1970 ne soit plus là, le marché de la contrefaçon perdure » explique Charles Beterams. Le bootleg ne consiste plus seulement à enregistrer des concerts, une tâche désormais souvent réalisée par les artistes elleux-mêmes, mais à graver des albums jamais sortis en vinyle ou des titres inédits. L’excellent Channel Orange (2012) de Frank Ocean, par exemple, n’a pas eu le droit à une sortie vinyle. Il est devenu l’un des albums récents les plus bootlegés. Le marché s’est également déplacé en ligne avec le site Discogs en tête de file. Cette base de données musicale et marketplace la plus fournie au monde sert de vitrine et de hub d’échange pour ces disques pirates.
Sur le numérique, la fonctionnalité podcast de Spotify est souvent utilisée pour publier des versions non officielles de chansons. En dépit des efforts de Spotify pour réduire l'impact de cette activité, ces pratiques persistent. En 2020, Spotify avait déclaré à Variety : « Nous continuons d’investir massivement pour affiner ces processus et améliorer les méthodes de détection et de suppression, et réduire l’impact de cette activité inacceptable sur les créateur·ices légitimes, les titulaires de droits et nos utilisateur·ices ». Quatre ans plus tard, les mêmes procédés persistent. Un peu plus niche, la plateforme SoundCloud accueille elle aussi de nombreux morceaux bootlegés. Certains artistes font même le pari de l’utiliser pour publier certaines démos, comme Ethel Cain qui a dévoilé une première version de sa chanson « Hard Times », présente dans son album Preacher’s Daughter (2022).
Bien que sa forme ait évolué, l’essence du bootleg reste la même : offrir aux fans des morceaux qu’iels ne peuvent trouver ailleurs. L’attrait pour les inédits et les raretés persiste, et les plateformes numériques ont partiellement pris le relais des marchés physiques pour la diffusion de ces enregistrements pirates. Les artistes, de leur côté, jouent de plus en plus le jeu, en sortant officiellement des morceaux initialement destinés à circuler sous le manteau. Au grand plaisir de leurs fans, et de leurs portefeuilles.