The beat behind the brands

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VOYAGE DANS LA GALAXIE ESPACE ROOM

Arca - incendio

Quel est le point commun entre la rappeuse Princess Nokia, la “club queen” Cobrah et la raggaetonesque Isabelle Lovestory ? Toutes trois font parti du sous-genre Escape Room apparu il y a quelques années dans les tant attendues rétrospectives annuelles de l'application Spotify. Voyage dans une galaxie peuplée de femmes queer et puissantes aux voix robotiques. 

Il y a deux ans, lorsqu'apparaît le récapitulatif annuel de mes écoutes sur Spotify, c’est la surprise : un nouveau genre inconnu trône au milieu du sandwich de mes styles musicaux favoris. Il s’appelle l’escape room et je n’ai aucune idée de ce à quoi il correspond. Après quelques recherches, je réalise que cet ensemble n’est pas uniforme, mais correspond à toute une galaxie de musiques aux sons parfois très différents. Définitivement féminin, queer et principalement produit en Amérique du Nord par des personnes issues de populations racisées, l’escape room regroupe des artistes hyperpop, des voix soul, des trap queens, des producteur·ices de musique club, et même du jazz et du reggaeton. Leur point commun ? Une passion pour le grand mélange des styles, pour les variations de rythme et pour les sonorités de jeu vidéo. Ces artistes ont aussi toustes été qualifié·es “d’inclassables” et leur musique de “futuriste”. Pourtant iels répondent profondément du présent, produisant le son de machines de notre modernité post-internet, assemblant des genres musicaux très éloignés comme nous le faisons toustes dans notre playlist de titres aimés. 

Comme pour moi, le public découvre pour la première fois le sous-genre escape room dans une rétrospective des écoutes Spotify. Nous sommes en 2016 et, à l’époque, celle-ci est encore envoyée par mail. Le créateur de l’appellation, Glenn McDonald, un data alchimiste travaillant alors pour l’application de streaming, décrit ce genre comme un mélange “d’undergound-trap, de PC-music, d’indie-électronique et de hip-hop activiste”. Selon lui, ces musiques produisent un sentiment d’excitation et d’énigme semblable au jeu d’escape room. Du nom de ce jeu de rôle où les participant·es doivent parvenir à s’enfuir de la pièce où iels sont enfermé·es en découvrant des éléments ou clés cachés. Le spécialiste du traitement et de la visualisation de données est également à l’origine d’un des sites internet musicaux les plus excitants de la toile : Every Noise at Once. On peut y observer et naviguer à travers une cartographie de tous les genres de l’application Spotify. Chaque chanson y est classée selon, entre-autre, le tempo, le volume, la danse ou encore la positivité émotionnel, créant ainsi une archive mondiale sans précédent. 

Chaque genre musical possède son propre “nuage” d’artistes. En général, la partie basse correspond à un son plus organique, le haut est plus mécanique et électrique, la gauche est plus dense et plus atmosphérique et la droite est plus épicée et plus rebondissante. Grande amateur·ice de musiques qui donnent la bougeotte, je réalise alors que je n’écoute que cette dernière partie de la “galaxie escape room”. Un espace gouverné par des trap queen au débit de parole affolant sur des productions électroniques plus bouncy les unes que les autres. Comme dans un jeu, cette première réponse à mon interrogation ne fait que stimuler davantage ma curiosité : Qui sont ces artistes ? D’où viennent-elles ? Comment en sont-elles arrivées à produire ce son si surprenant ? Installez- vous confortablement et préparez-vous à ne pas réussir à rester assis sans bouger des jambes, je vous embarque avec moi dans un voyage aux confins du rap et du clubbing.

Riot grrrl 

Dans cet univers, les voix sont ultra-transformées, les rythmes les plus bouncy côtoient des sons de glitch d’un jeu vidéo qui n’arriverait pas à charger. Si les premiers titres d’escape room apparaissent sur SoundCloud aux alentours de l’année 2015, dès 2000 la chanteuse punk Peaches en pose les bases. Auto-érotisation assumée, voix criardes, paroles féministes, instrumental mêlant clubbing et hip-hop : tout ce qui compose la partie la plus dansante du genre Escape room d’aujourd’hui est déjà là. Sa chanson la plus connue, l’hypnotique Fuck the Pain Away, a récemment servi de bande-son à la série Netflix Sex Education. 

Peaches - Fuck The Pain Away 

En 2000, Peaches rencontre celle qui prendra bientôt le nom de M.I.A. et que l'on nomme encore Maya Arulpragasam. Cette dernière, qui filme la tournée mondiale de son groupe Elastica, est très impressionnée par le mélange de punk et d’électro de la riot grrrl. Peaches l’initie au Roland 505, un séquenceur, sampleur et boîte à rythmes. Et dès 2007, le premier album de sa jeune padawan fait sensation et surprend par son détonnant mélange de ragga jamaïcain, de world, rap, electro, UK garage et jungle. Fille d’un révolutionnaire tamoule recherché par le gouvernement sri lankais lors de la guerre civile, la rappeuse dépose alors sa marque de fabrique : une langue très politique sur une instru de rave. En 2010, elle fait scandale avec le clip de son single Born Free, réalisé par Romain Gavras, montrant des militaires se livrant à une chasse aux roux. En 2016, on la retrouve, dans le clip de Borders, sur une embarcation de fortune entourée de migrants. Alors que le monde entier est frappé par la violence de la photo du cadavre face contre sable d’Aylan, jeune enfant syrien, M.I.A pose avec véhémence la question : “Les frontières, les politiques, les tirs policiers, les identités, vos privilèges, les pauvres, les boat-people, le gouvernement, le nouveau monde, qu’est ce que vous faites de tout ça ? ». 

M.I.A. - Borders

Comme M.I.A., la rappeuse genderfluid Princess Nokia commence à produire de la musique après le choc de la découverte de productions de riot grrrl. Alors qu’ielle qui arpente les soirées underground de New York où la techno minimale côtoie la drum’n bass et le punk hardcore, le groupe Bikini Kill lui fait l’effet d’une révélation. En 2013, ielle sort son premier EP “1992”. Alternant entre trap tapageuse et dancehall affolant, la mixtape de la jeune rappeuse originaire d’Harlem et Porto Rico fait alors l’effet d’une claque. Ielle y célèbre ses “little titties and fat belly” (petits seins et gros ventre) dans l'entêtant, et énorme hit, Tomboy. En 2017, celle qui se définit comme “brown radicalist” fait de nouveau sensation avec Brujas, une aventure mystique à la recherche de ses ancêtres autochtones et africaines. 

TOMBOY - PRINCESS NOKIA

Dans le chaudron est-américain

Au début des années 2000, une autre rappeuse, également originaire d’Harlem et issue de la scène underground queer, mélange avec habilité sonorités électroniques de la UK garage et de la dance, rythmes des caraïbes et débit furieux de la trap et du punk. Il s’agit de la très polémique Azealia Banks. En 2011, alors que son premier projet vient tout juste de sortir, sa musique “212”, qui restera son plus gros succès, est qualifiée par le média de musique Billboard comme l'une des chansons qui « a défini la décennie ». Souvent comparé à M.I.A. ou Nicki Minaj, son premier album “Broke With Expensive Taste”, sorti trois années plus tard, contient des petites pépites de rapunk, dont le très bouncy “Heavy Metal And Reflective ». 

Heavy Metal And Reflective (Official Music Video) - Azealia Banks

Au début des années 2010, la scène queer new yorkaise est le cœur névralgique de ce que Glenn McDonald appellera plus tard “l’escape room”. Le rappeur Cakes Da Killa y fusionne rap et acid techno avant de se tourner plus tard vers le Vogue. Si tant d’artistes produisant de l’escape room viennent de l’Est des Etats-Unis, c’est que le hip-hop y est depuis longtemps mélangé aux sonorités house.

Mesdames, messieurs, et toustes celleux entre les deux, merci de regagner vos sièges. Nous allons désormais effectuer un petit détour et réaliser un bond en arrière dans le temps. La hip-house, genre fusion entre le hip-hop et la house, naît dans les années 80 à Chicago. Dans la décennie qui suit des DJ et producteurs de musique électronique, véritables alchimistes musicaux, accèlerent le bpm de la minimaliste ghetto house locale, destructurent au maximum les beats et y associe les sous-basses de la drum&bass. Résultat ? Le juke, aussi appelé footwork : une musique à la rythmique hypercomplexe, a priori indansable pour le commun des moldus, mais sur laquelle son public averti balance ses jambes dans tous les sens. 

Parallèlement, à la même époque, le Baltimore club, ou bmore, naît dans la ville éponyme du Maryland. Genre musical qui mélange musique club et hip-hop, il se caractérise par un bpm élevé (130), de lourdes basses et des samples house. 

Meilleurs exemples des influences de ces deux genre sur l’escape room : le rap hardcore sur des instrus très breakées des auto-proclamées “club queen”, et très certainement trap queen, TT the artist et de son acolyte Rye Rye, première artiste signée au label de la rappeuse M.I.A., N.E.E.T. Recordings. 

Rye Rye - Boom Boom

Le clip de Rye Rye de la chanson Boom boom, qui sample le survolté “Boom, boom, boom, boom !!!” du groupe d’eurodance Vengaboys, illustre parfaitement l’esthétique de l’escape room : éléments de jeu-vidéos, look aux couleurs ultra-saturées, ghetto-blaster et lignes de pixels d’ordinateurs. 

PINK NOISE ou “musique de club alternative”

L'utilisation de sons et d’une esthétique issus de l’univers des jeux vidéo ainsi que l’ultra-modification des voix sont des signes distinctifs de l’escape room. Un autre sous-genre nommé “pink noise” en use et abuse également. Dans notre quête, nous voguons désormais dans un milieu maximaliste rempli de nappes oniriques et éthérées, aux textures étranges. Les sulfureuses Brooke Candy et Cobrah sont les reines de cet espace. Si la seconde confie sans honte avoir été très inspirée par la première, chacune cultive un univers qui leur est propre. L’une puise ses références dans les centaines d’heures passées sur le jeu PC Dungeons & Dragons ainsi que dans les soirées de la scène fétichiste de Stockholm. Tandis que l’autre, ancienne strip-teaseuse, s’inspire du shibari ainsi que du cosplay et de l’univers des animés. Lesbiennes revendiquées, toutes deux décrivent ce qu’elles produisent comme de la “musique de club alternative” et partagent un goût marqué pour l’hypersexualisation trash. Dans My Sex, produit en collaboration avec Pussy Riot, Mykki Blanco & MNDR, Brooke Candy clame par exemple que “son sexe est son arme” et propose un réel manifeste queer pour une sexualité au-delà des genres binaires. Les vibrations, percussions synthétiques, répétitions et fréquences basses agissent sur l'oreille comme un chant de sensations tandis que le clip nous propulse dans un monde 3D, psychédélique, et sexuel. 

Brooke Candy - My Sex [OFFICIAL VIDEO] (Explicit) ft. Pussy Riot, Mykki Blanco, MN… 

Également réalisé grâce à de la modélisation 3D, le clip de “Brand New Bitch” de Cobrah nous transporte dans un univers souterrain inquiétant et aqueux. Pour son dernier album, dont est issu ce titre, l’artiste suédoise explore la figure de la succube. Cette démone qui attaque les hommes en ayant des relations sexuelles avec eux pendant qu'ils dorment. Dans chacun de ses titres, elle distille son maléfice de sa voix ronronnante et répétitive. 

COBRAH - BRAND NEW BITCH (Official Rebirth Video)

HYPERPOP DO IT YOURSELF 

Vous l’avez sans doute compris à ce stade de notre avancée dans la résolution de l’énigme de l’escape room : ce genre est, entre autre, un petit rejeton du punk féministe des riot grrrl. Outre les textes chocs et voix criardes, certaines artistes partagent avec ce courant un amour pour le do-it-yourself expérimental. Nous arrivons désormais dans la dernière étape de notre voyage et pénétrons le très mouvementé espace de l’hyper-pop. Caractérisé par son hyper-rapidité, son hyper-accumulation de sonorités multiples, ses voix hyper-modifiées et ses glitchs de machines hyper-pétées, ce genre musical est un enfant d’Internet nourri à la pop comme au reggaeton. 

Nous abordons désormais la planète Lyzza. De toutes les artistes visités de la galaxie escape room, elle est sans doute la plus surprenante. Brésilienne basée aux Pays-Bas, l’artiste produit des sons qui décident de ne pas choisir entre reggaeton à la mélancolie sensuelle, techno acid ou bouncy. Jouant des dissonances et superposition de rythmes et nappes sonores, elle alterne entre chant poignant et hurlement de rage. Le rendu final, très expérimental, provoque une euphorie proche du malaise. 

Hellraiser XXX


Observez bien le firmament. Une nouvelle étoile est née il y a deux ans dans cette galaxie hyper-pop reggaetonesque. Attention, difficile de se rapprocher de trop près de l'effrontée et sensuelle Isabelle Lovestory sans ressentir une furieuse envie de bouger ses fesses. Avec ses sonorités de jeux vidéo, ses samples electro, rock ou Y2K, son goût pour le break et les voix distordus, l’artiste d’origine hondurienne basée à Montréal propose un néo-perreo furieusement abrasif. Et offre une preuve supplémentaire qu’en musique comme dans nos identités, le genre est définitivement mort. L’escape room l’a enterré profondément. 

Isabella Lovestory - Fashion Freak (Official Music Video)


Mariam Ouardi