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Quand la female rage saisit le mainstream

“Qu'est-ce que cela t'évoque, la colère féminine ?”, demande-t-on à Lola Levent, manageuse d’artistes, poétesse et fondatrice de D·I·V·A·. Elle répond : “L'idée de crier au loup et de ne pas être entendue, comme lorsqu'on veut hurler dans un cauchemar mais qu'on n'y arrive pas. C'est s'agiter de toutes ses forces mais brasser de l'air parce que personne ne nous regarde. Je pense à Megan Rapinoe, Marsha P. Johnson, Pamela Anderson, Dylan Farrow, Viola Davis”. Une femme qui exprime sa colère à longtemps été - et est parfois toujours - considérée comme hystérique. Depuis la Grèce Antique, renforcée par les impulsions freudiennes, cette “pathologie” a particulièrement été utilsiée pour discréditer la parole féministe et l’expréssion d’une colère légitime, en lien avec une misogynie omniprésente. Une colère de plus en plus réappropriée dans les milieux artistiques, notamment la musique. Si les années 60 et 70 nous ont offert des voix inoubliables : Janis Joplin, avec son cri rock'n'roll, et Aretha Franklin, clamant haut et fort son "Respect", c’est dans les années 90 que la “female rage” trouve vraiment sa voix dans la musique, s'inscrivant dans l'effervescence du mouvement "riot grrrls". Des groupes punk-rock comme Bikini Kill, entre autres, déchirent le paysage sonore masculin, lançant une ère de rébellion auditive. Mais cette rage était-elle vraiment le reflet de toutes les voix féminines ?

Le rugissement des “riot grrrls”

Les années 90, c'était l'épopée "riot grrrls". Bikini Kill, Bratmobile, Sleater-Kinney… Elles prenent d'assaut la scène punk, bousculant un univers musical masculin. Leurs guitares déchaînées et leurs textes crus réclamaient un changement, une reconnaissance face à un monde qui les marginalise et les tue. Cependant, cette rage était-elle accordée à toutes ? Alors que le mouvement bouscule les conventions, imprégné d’anti-capitalisme et de revendications féministes, il reste majoritairement l'apanage de femmes blanches et cisgenres, reléguant des artistes comme Tamar-Kali à l'arrière-plan, malgré leurs défis intersectionnels. 


Intersectionnalité et Invisibilisation

Dans le cadre d'une exposition présentée au Festival Nyege Nyege en juillet 2023, Théophile Pillault explique : “Si le mohawk arboré par les punks anglais dans le Londres de 1977 est devenu légendaire pour sa portée transgressive, alors que dire des chevelures afro, systématiquement tondues par les colonisateurs ? Et si Fela, avec ses nombreuses incarcérations, n'était pas le punk originel ? À moins que ce ne soient les membres de Death, trio noir de Detroit, qui préfiguraient les premières rythmiques punk dès 1971 ? Et puis, n'oubliez pas que le plus grand groupe de hardcore new-yorkais de tous les temps était rastafari. “Punk is roots” questionne et replace le considérable apport des communautés afro-descendantes dans un mouvement [punk] jugé, bien trop hâtivement, comme blanc”. Effectivement, on tend à souvent oublier les origines rastafari du punk, importées par la diaspora jamaïcaine dans l'Angleterre des années 70, un phénomène que Dick Hebdige, sociologue anglais, décrypte dans Sous-culture, le sens du style (1979). Cette invisibilisation s'est poursuivie dans le mouvement “riot grrrls”. Le punk appelle au cri, à des textes bruts posés sur des riffs de guitare électrique violents. Le punk revendique et pointe du doigt, devenant ainsi la bande-son de la "révolution des femmes". 

La raison principale pour laquelle les femmes noires n'ont pas pu s'aligner sur les “riot grrrls” est la misogynoir (terme inventé par Moya Bailey en 2010, pour qualifier une misogynie dirigée spécifiquement envers les femmes noires), qui repose sur plusieurs tropes, comme l'image de “la femme noire en colère”. Dépeinte depuis le 19ème siècle dans les médias et la littérature, cette idée “caricature les femmes noires comme étant impertinentes, conflictuelles, abusives, dominatrices, agressives, amères et astucieuses. La colère des femmes noires est non seulement présentée comme perpétuelle, mais aussi comme injustifiable et non fondée. Elle est perçue comme un animal incontrôlable”, explique Emmanuelle Mphuthi dans le magazine The B-Side. La société et le rock ont souvent négligé la colère légitime de nombreuses femmes racisées, les éloignant de la scène. Cette réticence pourrait être enracinée dans une vision patriarcale et raciste qui perçoit la féminité noire comme différente de l'idéal blanc. Les femmes blanches peuvent exprimer leur révolte sans conséquence majeure car elles sont perçues comme plus “acceptables” et commercialisables pour le grand public. Ce phénomène d'invisibilisation était également présent pour les femmes transgenres (comme Jayne County, artiste punk-rock qui connaît une reconnaissance actuelle), et plus généralement non-blanches.

La colère au cœur du mainstream

À l'aube des années 2000, certaines voix féminines s'affranchissent et se diversifient dans d’autres genres musicaux avec des artistes comme P!nk, qui déchirent l'image aseptisée de la pop-star. La période est également marquée par une explosion du rap et du R&B. Destiny’s Child évoque l'indépendance féminine avec "Independent Women Part I", tandis que TLC dénonce le harcèlement dans "No Scrubs". De l'autre côté de l'Atlantique, en France, Diam’s offre une voix féminine unique dans le rap, abordant les tabous sociaux et les défis auxquels sont confrontées les femmes, avec force et ténacité.

Alors que la misogynoir - et plus globalement le racisme - et la transphobie sont toujours présents aujourd'hui, dans la musique, la colère féminine s’exprime, elle, plus facilement et bien au-delà des barrières punk. Les discographies d’artistes telles que Rina Sawayama, Rico Nasty (pour qui “être énervée est une forme de lâcher prise”) , Olivia Rodrigo ou encore Ethel Cain en sont la preuve. Cette dernière explique : “La rage, l’agressivité n’est pas un nouveau concept, surtout dans la musique, mais pour une femme, c’est différent. On t’apprend à ne pas la montrer, c’est un sentiment très souvent associé à la masculinité. J’adore quand les femmes se dévoilent de cette manière, c’est tellement inspirant. Pouvoir m’inscrire dans cette lignée de femmes qui osent crier - littéralement, je crie dans la chanson “Ptolemaea” - c'était essentiel pour moi, et j’espère que ça inspirera plus de femmes à le faire. Ça fait énormément de bien !” Avec son premier album, Preacher’s Daughter (2022), elle nous offre une histoire aussi déchirante que libératrice. Elle aborde le tabou et l’horreur en puisant dans ses propres expériences en tant que femme transgenre et l’Amérique de son enfance. Mais sa transidentité passe au second plan, on ne parle pas d’elle pour son genre, mais pour sa musique. Mannequin pour Miu-Miu, à l’affiche des plus grands festivals au monde, en quelques mois, elle est passée d’artiste indie à phénomène international. 

Nouvelles voix, nouveaux sujets

La rage pénètre ainsi le mainstream et trouve une nouvelle effusion avec l’arrivée de TikTok. Lorsque le réseau social se cristallise en espace fructueux d’expression de soi, en émane des tendances, allant jusqu'à redéfinir le fonctionnement de nombreuses industries culturelles. Les “trends” se multiplient, en parallèle d’une expression féminine de plus en plus radicale, présente et diversifiée. Si la musique actuelle est pensée pour le réseaux social et s’inspire des élans créatifs de ses utilisateur·ices, on assiste sur la plateforme à la prolifération et la mainstreamisation de la “female rage”, avec des artistes comme Paris Paloma, Chinchilla, Ashnikko ou encore Phoebe Bridgers. Toutes ont été, à un moment ou un autre, virales sur TikTok avec des morceaux imbibés de colère. Chinchilla, par exemple, fait le tour du monde en criant : “Hands off my hair, how very dare you?/ Ding, ding, hold my earrings for my debut/ 'Cause I pack a punch, backed into a corner/ Come at me, don't tell me I didn't warn ya” dans “Little Girl Gone”. Lola Levent, la perçoit comme des “voix de femmes entremêlées, des cris, de la basse et de la batterie, Dua Lipa et Miley Cyrus dans “Prisoner”, Diam’s et Lady Laistee dans “Un peu de respect”, Patti Smith avec “People have the power”, Raye avec ‘Ice Cream Man”, l’énergie de Beth Ditto, l’ironie et l’esprit de revanche de Cardi B”.

Si les profils des artistes évoluent, les revendications également. La colère n’est plus cantonnée à un chant anti-capitaliste lourd et violent. Les “riot grrls” dénoncent un sexisme systémique, les violences domestiques et le viol. La nouvelle vague, en plus de ces sujets, accorde une place plus importante à l’intersectionnalité. Noname rap poétiquement dans son album Sundial (2023), son expérience en tant que femme noire aux Étas-Unis. Dans ses textes, l’anti-racisme, le féminisme et l’anti-capitalisme se parlent en douceur, évoquant son travail militant. La colère est présente dans la musique pop, dans le rap, le hip-hop et même la musique électronique : “Je pense à LYZZA par exemple qui, par ce qu’elle représente et dégage sur scène lors de ses sets, me fait beaucoup de bien” explique Laetitia Muong, manager.euse, artiste et collaborateur.ice chez D·I·V·A·. Elle est rouge vif et rose, pailletée aussi. Sous-entendue et revendiquée, en cuir et en velours. Elle est murmurée, dans “Writer in the Dark” de Lorde ou “mary magdalene” de FKA twigs, criée dans “STFU!” de Rina Sawayama ou “Happier Than Ever” de Billie Eilish. “Au niveau de l’expression musicale, c’est une colère qui peut permettre à des publics de s'identifier et de communier. C’est un pouvoir d’exutoire qui permet de propager sa colère.” continue Laetitia. Certains disques se démarquent, comme le premier album de l’artiste américaine Ashnikko Weedkiller (2023). En treize morceaux imbibés de colère, elle incarne un personnage féerique vengeur dans un univers post-apocalyptique détruit par la technologie et les catastrophes naturelles. Cause environnementale, colère féminine et reflexion sur les avancées technologiques dansent sur un son pop industriel, trap et nu-métal. Elle se réapproprie la colère et l’hystérie, notamment dans le single de l’album :  “You Make Me Sick!” où elle crie fièrement “I’m mad!”.

L'histoire de la “female rage” dans la musique est celle d'une rébellion. Des voix élevées dans la colère et le défi contre un monde qui a cherché à les réduire au silence. “Je l’entends comme un murmure qui grandit au sein du milieu musical. Je pense que les personnalités de la pop culture et les artistes françaises sont généralement moins directes et vocales sur ces sujets qu’à l’étranger. Mais on a de véritables et sublimes porte-paroles [en France] : Mai Lan, Kalika, Tracy De Sà, Pomme…” ajoute Lola Levent. Elle résonne sur les réseaux sociaux, elle est inclusive. Les voix actuelles lui donnent le droit d’être douce et violente sans être réservée à une certaine catégorie d’artistes ou un genre musical. 

Le défi actuel est donc de continuer à propager cette colère en dehors de la scène, jusqu’aux bureaux ovales de l’industrie musicale. Pour Lola, la rage est “[son] état constant, [son] bouclier, et sans doute [sa] réputation” dans son milieu professionnel. Elle se “traduit par la volonté de ne jamais appartenir totalement au milieu — poursuivre [ses] activités artistiques, monter [ses] propres projets et [ses] propres équipes — et par des prises de parole dont l’objectif est de capturer la violence pour la raconter et la décrypter.” Ethel Cain va continuer “à la mettre absolument partout dans [sa] musique”. “Je n’ai pas le choix, c’est naturel pour moi, j’ai accumulé tellement de rage en grandissant, j’en ai assez pour plusieurs discographie” conclut-elle. 


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La colère féminine c’est : “L'idée de crier au loup et de ne pas être entendue, comme lorsqu'on veut hurler dans un cauchemar mais qu'on n'y arrive pas.”

C’est dans les années 90 que la “female rage” trouve vraiment sa voix dans la musique, s'inscrivant dans l'effervescence du mouvement "riot grrrl" avec des groupes comme Bikini Kill et Bratmobile. Alors que le mouvement bouscule les conventions, il reste majoritairement l'apanage de femmes blanches et cisgenres, reléguant des artistes comme Tamar-Kali à l'arrière-plan. Effectivement, on tend souvent à oublier les origines rastafari du punk, importées par la diaspora jamaïcaine dans l'Angleterre des années 70. La colère des femmes noires, et plus globalement non blanches et cisgenres est non seulement présentée comme perpétuelle, mais aussi comme injustifiable et non fondée.

À l'aube des années 2000, certaines voix féminines s'affranchissent et se diversifient dans d’autres genres musicaux.

Des voix comme celles de Destiny’s Child ou TLC apportent des réflexions à ce sujet dans le R&B.

Les discographies d’artistes telles que Rina Sawayama, Ethel Cain Rico Nasty… sont la preuve d’une diversification de la female rage, avec une dimension intersectionnelle en dehors des barrières punk.  La place de TikTok dans la diffusion de cette colère  est incontestée lorsque le réseau social se cristallise en espace fructueux d’expression de soi.

La nouvelle vague exprime sa colère dans la musique pop, dans le rap et même la musique électronique. Elle n’est pas que criée, parfois murmurée et raisonne de plus en plus. Elle devient mainstream et prend autant de formes qu’il n’y a d’artistes pour l’exprimer.