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La chasse aux « Industry Plants »

Ces dernières années, vous avez peut-être vu ce terme apparaître dans les threads twitters, sur Reddit ou dans la bouche des Youtubers spécialistes en pop-culture. Utilisé pour désigner des artistes dont le succès serait orchestré par l’industrie musicale, il exprime une forme de suspicion à l’égard de personnalités qui semblent passer comme par magie de l’ombre à la lumière.

Le dernier exemple en date : la rappeuse Ice Spice. Encore anonyme l’an dernier, la native du Bronx et sa drill laidback ont rencontré une hype démesurée quelques mois seulement après la parution de ses premiers singles : collabs avec Nicki Minaj et Taylor Swift, apparition sur la B.O de Barbie, distinctions aux VMAs et BET Awards… De quoi lever quelques sourcils et la désigner, pour certains, comme la dernière née des « industry plants ». 

Interrogée par Variety à ce sujet le mois dernier, Ice Spice confiait ne pas y prêter d’attention : « Je ne calcule pas vraiment les rumeurs. Ça m’arrivait au début, mais j’ai fini par comprendre que ça fait partie du lifestyle ». Dans le même entretien, elle explique plutôt son succès par son côté « relatable » : « Les gens s’identifient à moi car j’ai l’air d’une fille normale du Bronx ». 

À LA RECHERCHE DE LA STREET-CRED

L’un des principaux critères qui définit l’industry plant, c’est justement la dissonance entre son indépendance revendiquée et la réalité d’un.e artiste qui profite du soutien financier et de l’appui marketing d’un label. En cela, la chasse aux « industry plants » fait écho à une éternelle interrogation du public quant à « l’authenticité » des artistes.

Dans le rap, cette quête d’authenticité s’est longtemps exprimée au-travers du concept de la street-cred. Le mythe de l’artiste parti de rien, élu par le peuple au terme d’un parcours semé d'embûches à la douze travaux d’Hercule, incluant activités criminelles et passages derrière les barreaux. Un fantasme vendeur dont Vice annonçait déjà la mort en 2016, et dont la disparition a permis au hip-hop français de se diversifier de façon exponentielle.

Au-delà de la street-cred et de la demande du public en faveur d’artistes « authentiques » – une notion floue et subjective – se posent deux questions : celle du déterminisme social et de la liberté artistique. D’une part, on a du mal à croire au succès soudain d’une personne issue d’un milieu défavorisé ; d’autre part, on l’assigne à une forme de marginalité en boudant sa réussite ou en exigeant de sa part qu’elle reste « fidèle à (une version d’) elle-même ». Dans le cas d’Ice Spice, la question est un peu de savoir si une fille du Bronx représente toujours le Bronx après avoir signé en major et s’être bourrée la gueule avec l’élite des VMAs. 


GENTRIFICATION ET CLIENTÉLISME

Les labels ont-ils la capacité de stimuler la popularité d’un.e artiste en arrangeant le bon calendrier, les bonnes rencontres et apparitions publiques ? Oui, c’est même leur travail. Mais les talents ne sortent pas d’un chapeau magique, et l’amour du public ne peut (en principe) pas être forcé. Lui aussi accusé d’être une industry plant, Jack Harlow s’était ainsi défendu en rappelant son parcours au micro de Zane Lowe : « Lors de ma première tournée, j’ai joué dans un bar de Madison, Wisconsin, face à huit personnes. J’ai vraiment eu la sensation de ne pas être 'ce gars’ du tout. Et puisque les gens n’ont rien vu de tout ça, ils sont en mode : « D’où sort ce mec ? Wow, on lui a juste servi [le succès] sur un plateau ».

On peut toutefois s’interroger sur les dynamiques qui semblent parfois permettre à des artistes issu.e.s de classes privilégiées d’accéder plus vite à une grande visibilité. En 2021, le groupe The Tramp Stamps – trio féminin qui surfait sur la résurgence du pop-punk avec une esthétique anarcho-féministe – s’était vu gratifier du titre de « groupe le plus détesté de TikTok » après que des internautes aient déterré d’anciens tweets dans lesquels les membres du groupe utilisaient le n-word et affichaient leur soutien à Donald Trump. 

Alors que le groupe revendiquait son indépendance, on apprend plus tard qu’il entretenait des liens avec le manager Dr. Luke — accusé d’agression sexuelle par Kesha en 2014. En plus de remplir tous les critères du FC industry plant, le trio s’appropriait une esthétique dont il ne semblait pas partager l’héritage politique : une escroquerie. Dans les sphères militantes, ces formes de clientélismes culturels ont un nom : on parle de queer-baiting, de race-baiting ou de diversité performative. Des termes dédiés pour parler de stratégies marketing impliquant la capitalisation sur une lutte ou sur une identité communautaire. En l'occurrence, le féminisme des riot grrls. Ces questions recoupent celle de l’industry plant qui serait une sorte de produit manufacturé pour répondre à une demande spécifique du public, d’une communauté ou d’un groupe démographique. 

« CHASSE AUX SORCIÈRES »

Devenue une obsession pour certain.e.s adeptes de la pop-culture, la chasse aux « industry plants » donne parfois lieu à de véritables campagnes de harcèlement à l’encontre des artistes.

Dans un billet d’analyse, Daniel Dylan Wray parle carrément de « chasse aux sorcières » : « J’utilise ce terme spécifique parce que la grande majorité des artistes accusé.e.s d’êtres des plants sont de jeunes femmes, avec l’idée qu’elles ne seraient pas capables de talent ou d’atteindre le succès à un si jeune âge sans soutien, et seraient donc suspectes ».

Il s’agit donc de ne pas s’égarer : l’intérêt ici, c’est notre interrogation sur les rouages de l’industrie musicale. Comment sont repéré.e.s les artistes ? De quelles aides bénéficient-iels réellement ? Le soutien du label explique-t-il à lui seul un succès aussi furtif et massif que celui d’Ice Spice ? Des questions légitimes qui se cristallisent autour des artistes quand elles devraient surtout questionner la structure elle-même. 

En 2021, le journaliste Josh Terry posait la question dans les pages de Vice : « Le plus gros problème avec le discours sur « l’industry plant », c’est qu’il fait peser toute la responsabilité sur la personne qui fait la musique, plutôt que sur celle qui tire les ficelles. (…) Il faut se demander comment le culte du buzz et de la viralité — au détriment de la croissance organique d’une carrière — peut conduire au désastre ».