The beat behind the brands

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Ces chansons dont le sens reste un mystère

Pendant combien de temps avez-vous fredonné les paroles de « Billie Jean » avant de réaliser que Michael envoyait bouler (avec un brin de misogynie) une groupie qui prétendait avoir eu un enfant avec lui ? Ou chanté en cœur sur le refrain de « Hey Ya » avant d’entendre le désarroi qu’expriment ces paroles d’Andre 3000 ? L’histoire de la musique est ainsi ponctuée de nombreux textes dont le sens a longtemps échappé à la compréhension du public. Parce qu’elles suscitent le débat ou une éternelle curiosité, ces chansons sont souvent considérées comme les meilleures jamais composées.  

« Billie Jean » et « Hey Ya » appartiennent à une première famille de ces chansons — peut-être la plus répandue : celles dont l’arrangement éclipse le sens des paroles. Quand ce qu’on a à dire n’est pas facile à entendre, quoi de mieux qu’une ligne de basse ronde et chaloupée pour l’accompagner ? En contrebalançant la noirceur des paroles, un arrangement festif détourne l’attention du public et peut transformer un requiem en tube planétaire — n’est-ce pas Stromae ?



« Sugarcoat it »

Lorsqu’il compose « Imagine » en 1971, John Lennon offre une belle leçon d’écriture en faisant de  son « manifeste communiste » un hymne à la paix universel repris par les chorales du monde entier. En faisant appel à « l’imagination » de l’auditeur, l’auteur lui permet de concevoir cette utopie paisible sans réaliser tout de suite que ce monde « sans paradis ni enfer » et « sans pays » implique l’abandon de nos identités nationales et de certaines convictions religieuses.

Là où « Imagine » aurait pu fracturer la société, son écriture réunit le public autour de l’essentiel : « and the world will live as one ». Après les succès plus confidentiels de « God » ou « Mother », John Lennon échappe à la censure, séduit les radios et fait résonner son message à travers le monde entier. 

Il aurait d’ailleurs déclaré à ce propos : « Mon premier album était trop cru, alors personne ne l’a acheté et il s’est vu bannir des radios.

La chanson « Imagine », qui dit : « Imagine qu’il n’y ait plus de religion, plus de pays, plus de politique » […] porte pourtant le même message, mais enrobé de bons sentiments. Aujourd’hui, c’est un tube mondial. Le propos est anti-religieux, anti-nationaliste, anti-conventionnel et anti-capitaliste, mais puisque c’est consensuel, c’est accepté. À présent, je sais comment il faut faire : mettre un peu de miel dans mon message politique ».


Mythes modernes

Si faire appel à notre imagination est peut-être la clé pour écrire une grande chanson, pourquoi ne pas se contenter de raconter une histoire ? Décrit par Genius comme l’un « des morceaux les plus mystérieux et débattus de l’histoire du rock », “Hotel California” fait partie de ces chansons que l’on pourrait presque qualifier de mythes tant elles ont imprimé une époque et marqué l’inconscient collectif. « Sur une route sombre dans le désert, un vent frais dans les cheveux, une odeur de bourgeons »… Puis cet hôtel à l’apparence chaleureuse dont l’auteur se retrouve finalement piégé. Un set-up à la Hitchcock pour une chanson que Don Henley a décrit comme un commentaire sur « la face sombre du rêve américain ». En d’autres mots, il y critique ce qu’il perçoit comme une forme « d’excès et de narcissisme » qui définit son époque.

Le même procédé conduit Led Zeppelin à signer l’un de leurs morceaux les plus acclamés : « Stairway to Heaven ». Considéré comme un chef d'œuvre d’écriture et de composition, ses paroles restent une énigme qui suscite toujours la spéculation aujourd’hui. Robert Plant y chante l’histoire d’une « lady who’s sure all that glitters is gold and she’s buying a stairway to heaven », comme pour interroger le rapport à la spiritualité dans une Amérique matérialiste et superficielle. Truffé de métaphores, le texte renfermerait selon les avis des références à la Bible, à la mythologie celtique et à Tolkien, suscitant toujours plus de théories alambiquées.

L’une des plus populaires, notamment dans les milieux chrétiens, y voit une critique du christianisme et de la pratique du commerce des « indulgences » qui permettait à l’Église de vendre des tickets d’entrée pour le paradis. Si les paroles sont pour le moins cryptées, il semble du moins évident que Robert Plant y médite sur une forme d’éveil spirituel lorsqu’il chante : « If you listen very hard / The tune will come to you at last / When all are one, and one is all / To be a rock and not to roll ». Il décrira sobrement le morceau comme une chanson « d’espoir » en expliquant son succès justement par « l’abstraction » des paroles.  



« This could be heaven or this could be hell »

Le problème avec l’abstraction, c’est que son ambiguïté ne plaît pas à tout le monde et qu’on peut lui faire dire ce que l’on veut. C’est d’ailleurs une idée suggérée par « Hotel California » : « This could be heaven or this could be hell ». Alors que la droite conservatrice gagne en influence aux USA et UK, le rock et ses métaphores occultes alarment une partie de l’opinion prête à ressortir les fourches de Salem. Les deux morceaux se trouvent alors en ligne de mire. 

Sur-interprétation des paroles et procès d’intention : les détracteurs iront même jusqu’à jouer « Stairway to Heaven » à l’envers, persuadés d’y entendre de sombres incantations subliminales. Dans le cas de « Hotel California », on accusera le morceau de raconter l’histoire d’une secte, de promouvoir le cannibalisme, et certains seront même convaincus d’apercevoir la silhouette du chef de la Church Of Satan sur la pochette du disque.

Des accusations farfelues qui, par leur caractère absolu, passent à côté du propos de ces chansons qui parlent avant tout - comme l’explique Robert Plant - d’un « conflit entre ombre et lumière, bien et mal, jeunesse et âge, spirituel et séculaire ». En voulant à tout prix y voir le mal, ceux-là oublient que la « beauté est dans les yeux de celui qui regarde ». Le regard que nous posons sur une œuvre en dit souvent plus à propos de nous que de son auteur.



Mystères intemporels

Et c’est peut-être ce qui fait le charme singulier et impérissable de ses chansons : cette entière liberté qu’elles nous laissent. Un espace pour rêver et voir les choses ainsi ou autrement. Robert Plant confiera lui-même interpréter le texte de « Stairway » différemment d’un jour à l’autre. Quant aux Eagles, l’un deux admettra plus tard que leur tube était né d’une envie de « créer quelque chose d’étrange, pour voir si l’on pouvait le faire ». Vouloir figer le sens d’une chanson, c’est briser ce mystère qui l’entoure et la rend si belle. 

Quand Mylène Farmer a sorti « Désenchantée » en …, beaucoup y entendaient un détournement du slogan « Génération Miterrand ». Le compositeur du morceau, Laurent Boutonnat, ira dans ce sens en décrivant la chanson comme un « coup de projecteur sur une génération en mal de futur ». Pourtant, l’autrice assure ne parler que d’elle : « Je ne dis pas que l’époque est désenchantée mais que mon regard sur la vie et sur les choses l’est. C’est Mylène Farmer qui est désenchantée ». De la même façon, la théorie qui voudrait que « Bohemian Rhapsody » ait servi de coming-out à Freddie Mercury n’a jamais été confirmée par ce dernier. À trop réfléchir, on finit parfois par faire dire aux mots plus qu’ils ne le voudraient. Ou serait-ce notre propre reflet que nous apercevons dans les mots des autres ? 

Des années après leur sortie, chacune des chansons dont nous avons parlé ici a su conserver sa superbe. Toujours aussi pertinentes, intrigantes, mystérieuses… Leurs énigmes restent irrésolues, et finalement c’est bien mieux comme ça.