Synesthésie : quand la musique prend forme et couleur
Imaginez un univers où écouter une mélodie évoque une palette de couleurs vives, où chaque note joue une nuance spécifique dans l'esprit. C'est le quotidien d'un·e artiste synesthète, dont les sens entrelacés ouvrent les portes d'une perception sensorielle hors du commun. Phénomène neurologique rare, touchant entre 1% et 4% de la population, la synesthésie fait croiser deux ou plusieurs sens. Particulièrement répandue dans l’industrie musicale, elle est devenue un outil pour certain·es artistes. Lorde, Kanye West, Billie Eilish, Pharrell Williams, tous·tes se sont exprimé·es sur leur synesthésie. Mais comment influence-t-elle le processus créatif musical ?
La synesthésie, une fenêtre sur la perception sensorielle unique
La synesthésie est un phénomène neurologique rare et intrigant où la stimulation d'un sens (comme l'ouïe) entraîne automatiquement une réaction involontaire dans un autre sens (comme la vision). Certain·es synesthètes peuvent goûter les mots ou voir des couleurs spécifiques en entendant certains sons. Bien que les expériences soient subjectives, des études scientifiques ont commencé à cartographier ces connexions croisées, utilisant des techniques comme l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) pour observer l'activité cérébrale lors de manifestations synesthésiques, offrant un aperçu de la façon dont nos cerveaux peuvent interpréter le monde autour de nous. Il existerait plus de quatre-vingts types de synesthésies, mais les diagnostics les plus courants comprennent la chromesthésie (perception de couleurs après avoir entendu certains sons), la synesthésie lexico-gustative (perception de certains goûts après avoir entendu certains mots) et la synesthésie de séquence spatiale (visualisation de nombres, tels que des dates et des heures, comme des points dans l'espace). Il est difficile de déterminer l'origine exacte de la synesthésie et d'évaluer le pourcentage de la population qui en fait l'expérience, la nature profondément personnelle et subjective de ce phénomène rend les recherches scientifiques particulièrement complexes. Néanmoins, de nombreux·euses artistes musicaux se sont exprimé·es sur leur synesthésie, la considérant comme un outil précieux dans leur processus créatif.
Dans la création de son album Melodrama (2017), Lorde confie avoir pensé l’opus en termes de couleurs. “Le travail que je fais est en grande partie le reflet de l'intérieur de mon cerveau, un travail de traduction des couleurs dans ma tête”, explique-t-elle à NME. “Vivre un morceau de musique et avoir cette image qui tourbillonne autour de soi - choisir un accord et tout d'un coup, un flot de couleurs ou textures apparaît, c'est excitant, c'est étrange et cela rend les choses un peu plus énergiques”, continue l’artiste. Kevin, a.k.a Keight, est producteur de musique et réalisateur d’albums. Autodidacte, il a commencé son parcours musical après le lycée, attiré, tel un aimant, par le son. Sa synesthésie, il l’a découverte à travers Kanye West. “C'est un des artistes qui m'a le plus influencé. Je pense que je n'avais pas mis de mots sur ça avant, mais pour moi, ça me paraissait naturel, les choses ont des couleurs, en tout cas dans la musique”, explique-t-il avant d’ajouter : “Je l'ai appris avec le temps, mais à la base, c'était vraiment plus des émotions, des images que j'avais et le but était de retranscrire ces images que j'avais en tête via la musique”.
L'atelier sensoriel : La synesthésie dans le processus créatif
Pour un·e musicien·ne synesthète, les tonalités ne sont pas seulement entendues ; elles sont accompagnées d'une expérience visuelle qui peut influencer de manière significative leur œuvre. Les couleurs deviennent un langage parallèle à la musique, chaque mélodie dessinant une toile abstraite dans leur esprit. Cette fusion des sens peut se traduire par des compositions qui sont non seulement audibles mais aussi "visibles" à l'oreille interne des compositeur·rices. De son côté, Keight a un processus de travail bien rodé. Il explique : “Pour moi, la musique est associée à des images, où chaque élément possède une couleur spécifique et se range selon une hiérarchie verticale. Les basses et les sub-fréquences sont représentées par un gris foncé. Les batteries, quant à elles, sont rouges, avec des nuances spécifiques : les kicks sont roses, tandis que les snares sont oranges. Au-dessus, les hi-hats et open-hats apparaissent en jaune. Les percussions et les drumrolls se parent de jaune cassé ou de marron, suivis par les crashs, qui tendent vers le blanc. Les mélodies du groupe duo sont exprimées en différentes teintes de violet, du plus foncé au plus clair. Les guitares sont, quant à elles, symbolisées par la couleur verte. Enfin, les petits effets additionnels (fx) se distinguent par un bleu vif. L'ensemble de la production est nuancée de gris, tandis que le groupe vocal est représenté en blanc. Chaque élément a sa propre couleur et une place spécifique, une méthode que j'applique dans tous mes projets. Je ne renomme pas mes pistes ; je fonctionne uniquement avec ce système de couleurs.”
Avec cette méthode de travail, le réalisateur de HOWLS (2023) de Shobee dirige ses projets en laissant ses images mentales guider ses doigts, alors qu’il a commencé sans “aucune connaissance des logiciels et des aspects techniques de la création musicale”. C’était essentiel pour lui, naturel, une demande de son esprit : “Je me réveillais souvent avec des visions claires : parfois des fragments, parfois des tableaux complets. Peu importe le médium - que ce soit un tatouage, un dessin, de la poterie ou de la musique - mon objectif était de retranscrire fidèlement l'image que j'avais en tête,” confie l’artiste. Avec le temps et l’expérience, le fonctionnement s’est inversé. Les images apparaissent au gré des sons et non le contraire. Alors que sa synesthésie était à l’origine de ses premiers pas dans la musique, plus il prenait en expérience, plus le langage technique devenait naturel, moins son langage émotionnel, lié à sa synesthésie, était compréhensible. “Je pense que la synesthésie est quelque chose qui se travaille, qui se nourrit. En apprenant plein de détails techniques, je pense l’avoir mise un peu de côté, mais j’ai vraiment envie de me replonger dedans. Je le vois comme un sens en plus à pratiquer”, atteste Keight. Dans son évaluation de la synesthésie, il évoque une dimension neuronale intrigante, suggérant une connexion profonde et inhabituelle. Sa conviction, bien que non ancrée dans une théorie solide, repose sur une perception personnelle intense. Il décrit cette expérience comme une interférence unique entre la communication externe et son propre processus de pensée, équivalente à la clarté déroutante induite par le LSD.
Au-delà des sens
L'utilisation de la synesthésie dans le processus créatif peut également présenter des défis. Certains artistes rapportent des difficultés à traduire leurs expériences synesthésiques en un langage compréhensible par les non-synesthètes, créant parfois des barrières dans la collaboration et la communication. “Quand c'est une autre couleur, ça me stresse, ça me paraît anormal. Je ne sais pas si ça m’a desservi dans mon travail, mais c’est quelque chose qui peut me bloquer. Si je vois quelque chose d'une telle couleur et qu’en face la personne n’est pas d’accord, il va y avoir un clash. Il y a un travail d’acceptation, c’est sûr”, confie le producteur.
La synesthésie reste un mystère fascinant, tant pour la science que pour l'art. En mélangeant les sens et en brouillant les lignes entre perception et création, les synesthètes apportent une palette vibrante à la toile de la musique. Leur vision unique pourrait bien être la clé de nouvelles formes d'expression artistique, ouvrant la voie à des expériences musicales que nous commençons tout juste à imaginer. “Je sais que je ne manquerai jamais d’inspiration. Je pense que le plus gros avantage de la synesthésie, c’est cet aspect de toujours jaillir, tant que je ressentirai des choses, la création artistique coulera de source”, conclut l’artiste.