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Les albums concepts sont-ils morts avec le streaming ?

Tandis que le streaming trône en maître sur l'échiquier musical contemporain, épaulé par le culte inlassable de la radio pour les hits, une question se dessine : l'album est-il voué à disparaître, abandonné dans les méandres de l'évolution musicale ? Pourtant l’album concept, sa forme la plus accomplie, résiste, persiste et se présente plus que jamais comme le manifeste de l'ingéniosité artistique, portant un leitmotiv qui vibre à chaque coin de la sphère musicale.

Tout le monde veut raconter des histoires.

« L’idée étant de concevoir le disque non plus comme une simple compilation de titres indépendants, mais comme un tout où les chansons servent de support à une histoire » éclaire Idir Zebboudj dans la revue Volume. Une histoire qui donne du sens à chaque note, à chaque parole, à chaque silence. Un disque qui ne se réduit pas à une collection de titres, proposant plutôt une expérience immersive, cohérente, originale.

Issu de l'ère du vinyle au milieu du vingtième siècle, il a d'abord conquis les virtuoses du jazz comme Frank Sinatra et les cowboys comme Johnny Cash. Dans Songs of Our Soil, ce dernier invoque l'authenticité de l'agriculture, les paysages nord-américains et la vie rurale. Des eaux montantes de « Five Feet High and Rising » aux solitaires contemplations de « The Man on the Hill », Cash célèbre avec une émotion pure les histoires ordinaires. 

C'est avec les Beatles et les Beach Boys que l’album concept atteint ses lettres de noblesse, porté par la vague psychédélique.

Dans Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967), les quatre mousquetaires de Liverpool se métamorphosent en une troupe joyeusement décalée, exprimant leur ennui de la gloire. Ils se servent de la pochette ouvrante, le gatefold, pour donner vie à leurs personnages excentriques.

Bowie emboîte leur pas avec Ziggy Stardust, en racontant son histoire dans The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders From Mars (1972). Mais l’apogée de l'album concept arrive avec l'émergence de l'opéra rock au début des années 70, des albums de rock, construits autour d'une dramaturgie saisissante. Pete Townshend avec Tommy (1969), un chef-d’œuvre d'unité et d'autodestruction, raconte l'histoire de Tommy Walker, un enfant blessé. Pink Floyd produit The Dark Side Of The Moon (1973) et The Wall (1979), Lou Reed propose Berlin (1973) : tous aspirent à raconter des histoires.

La soul ne reste pas en marge. Dans Hear, My Dear (1978), Marvin Gaye narre en 14 morceaux l'histoire de son mariage, de sa rencontre avec sa première épouse Anna jusqu'à leur séparation. Les années 80 voient l'avènement de la disco et de l’EDM, qui jouent également le jeu avec des disques comme Once Upon a Time… (1977) de Donna Summer, un conte de fées disco d’une jeune femme libérée par la musique. Dans les années 90, l’album concept s'empare du hip-hop. Raekwon nous plonge dans l'univers de deux jeunes arnaqueurs américains dans Only Built 4 Cuban Linx (1995). Une expérience musicale qui fait écho au puissant Goodfellas (Martin Scorsese, 1990). À l’aube du 21ème siècle, l’album concept est omniprésent, du rock électronique de Radiohead (Kid A, 2000) à la soul futuriste de Janelle Monáe dans The ArchAndroid (2010).

De l’album aux playlists

En 1999, une mutation de taille s'est emparée de l'industrie musicale. Napster, le pionnier du partage de fichiers musicaux en ligne, a sonné le glas de la matérialité de la musique. Grâce à l'expansion sans précédent d'Internet, ces innovations disruptives ont été propulsées à la portée du grand public, modifiant progressivement leurs habitudes de consommation musicale.

L'iPod d'Apple, lancé en 2001, s'est imposé comme un véritable game-changer, proposant un espace de stockage de milliers de titres dans un appareil compact et nomade.

C'est dans ce contexte bouillonnant que Deezer et Spotify ont vu le jour en 2007 et 2008, offrant une bibliothèque musicale quasiment illimitée, accessible en un claquement de doigts. Comme l’exprime Daniel Ek, cofondateur de Spotify : « Nous croyons vraiment que nous pouvons améliorer le monde, une chanson à la fois ». L'acte d'achat d'albums se retrouve dès lors en marge, tandis que les utilisateurs s'adonnent à la composition de leurs propres playlists, fières héritières des mixtapes sur CD, façonnant ainsi des instants de solitude ou de partage en expériences musicales sur mesure. Parallèlement, ces plateformes ont introduit leurs propres playlists, guidées par des algorithmes d'intelligence artificielle ou conçues par des humains, orientant l'écoute de leurs utilisateurs. Cette mouvance vers la « playlistisation » porte un coup à l'idée même d'album concept. Les disques sont fréquemment démantelés en singles, lancés parfois des mois à l'avance, comme autant d'appâts médiatiques.

Toutefois, l'album concept résiste encore et toujours. Il trouve particulièrement sa place dans le rap et la pop, genres qui ont supplanté le rock en tant que terreau fertile. « Les albums conceptuels sont une manière de résister à la logique prédominante de l'industrie musicale », affirme Genesis Owusu, artiste hip-hop australien. « Ils offrent la possibilité de raconter une histoire avec profondeur et nuance, d'insuffler un contexte et un rythme, comme dans un film. Ils permettent de réhabiliter le temps et la narration dans la musique, en opposition à l'instantanéité du single. »

Face à la pression exercée par des médias sociaux tels que TikTok, favorisant la brièveté et le caractère accrocheur, certains artistes aspirent à revenir à une expression musicale plus nuancée et plus élaborée. En créant des albums conceptuels, ils parviennent à esquiver l'éphémère, à résister aux tendances fugaces imposées par l'industrie, pour offrir une œuvre musicale pérenne, qui transcende l'instant.

Métamorphose transmédiatique

Défiant la culture du zapping, ces albums ont opéré une remarquable adaptation, mettant à profit l'univers transmédia pour tisser des expériences narratives d'une immersion saisissante. Selon Henry Jenkins, essayiste américain spécialiste des nouveaux médias, le transmédia est une « nouvelle manière de conter qui s'adapte aux mutations technologiques et aux usages culturels ». Cette démarche, loin de dupliquer un même contenu sur divers médias, ambitionne de forger un univers narratif dense et cohérent.

Le groupe de K-pop BTS a su dessiner un univers narratif singulier, le « Bangtan Universe », qui se déploie à travers des clips musicaux, des courts métrages, des webcomics et des jeux vidéo, en parallèle de leur série d'albums The Most Beautiful Moment in Life (2015), érigeant ainsi la musique au statut de récit immersif à 360 degrés. La scène française n'est pas en reste, avec le rappeur Laylow en figure de proue. Il nous entraîne dans L'étrange histoire de Mr Anderson (2021), une fable moderne où il incarne un double fictif, un héros échappant à sa routine grise pour vivre ses rêves les plus audacieux, inspirant toute une génération à faire de même. Les interludes et les subtilités littéraires, imbriqués à la création d'un site web interactif, nous plongent au cœur de sa vision artistique.

D'autres artistes ont également adopté le transmédia, se servant de techniques cinématographiques pour illustrer leur musique. Kendrick Lamar, avec son album Good Kid, M.A.A.D City (2012), offre une chronique musicale et visuelle de la vie dans le quartier de Compton, tissant des histoires de lutte, d'ambition et d'espoir. De son côté, Beyoncé, avec son album visuel Lemonade (2016), élabore 12 chansons et un documentaire de 60 minutes, édifiant un parcours où se croisent déni, colère, pardon et rédemption face à la trahison conjugale.

Cependant, si les innovations technologiques et les stratégies narratives se révèlent déterminantes pour la survie des albums concepts, elles ne constituent pas l'unique explication à ce phénomène. Au-delà des écrans et des haut-parleurs, c'est notre aspiration humaine à écouter et à raconter des histoires qui garantit la vitalité des albums concepts. Laylow incarne cette idée lorsqu'il révèle, dans une interview pour Vogue, « [...] que Anderson a joué le rôle d'un miroir pour [lui]… [Il] espère que d'autres gens pourront y voir leur propre reflet. »

La pérennité des albums concepts à l'aube de l'ère du streaming repose sur leur habileté à marier technologie et besoin humain. Ils exploitent les ressources numériques pour narrer des histoires d'une manière innovante, répondant à notre aspiration viscérale d’entendre des récits. Les albums concepts, en dépit des défis inhérents au streaming, ou peut-être grâce à eux, continuent de sculpter les courants musicaux et d'enchanter les auditeurs, engendrant des expériences mémorables qui surpassent de loin l'écoute conventionnelle.